«Et il me montrait la brèche; je compris ce qu’il voulait dire, je montai bravement à l’assaut, et je me présentai à lui le lendemain, dans la grande rue, tenant à la main mon chapeau percé d’une arquebusade.
«- Monseigneur, lui dis-je, j’ai été arquebusé comme j’ai été pendu.
«Il sourit et me donna sa bourse en disant:
«- Voilà pour t’avoir un chapeau neuf.
«Depuis ce temps nous avons toujours été bons amis. Ah! quel beau sac que celui de cette ville de Longnac! l’eau m’en vient à la bouche rien que d’y penser!
– Ah! quels beaux habits de soie! s’écria Mila.
– Quelle quantité de beau linge! s’écria Trudchen.
– Comme nous avons donné chez les religieuses du grand couvent! dit le cornette. Deux cents arquebusiers à cheval logés avec cent religieuses!…
– Il y en eut plus de vingt qui abjurèrent le papisme, dit Mila, tant elles trouvèrent les huguenots de leur goût.
– C’était là, s’écria le capitaine, c’était là qu’il faisait beau voir nos argoulets [18]allant à l’abreuvoir avec les chasubles des prêtres sur le dos, nos chevaux mangeant l’avoine sur l’autel, et nous buvant le bon vin des prêtres dans leurs calices d’argent!
Il tourna la tête pour demander à boire, et vit l’aubergiste les mains jointes et les yeux levés au ciel avec une expression d’horreur indéfinissable.
– Imbécile! dit le brave Dietrich Hornstein en levant les épaules. Comment peut-il se trouver un homme assez sot pour croire à toutes les fadaises que débitent les prêtres papistes! Tenez, monsieur de Mergy, à la bataille de Moncontour je tuai d’un coup de pistolet un gentilhomme du duc d’Anjou; en lui ôtant son pourpoint, savez-vous ce que je vis sur son estomac? un grand morceau de soie tout couvert de noms de saints. Il prétendait par là se garantir des balles. Parbleu! je lui appris qu’il n’y a point de scapulaire que ne traverse une balle protestante.
– Oui, des scapulaires, interrompit le cornette; mais dans mon pays on vend des parchemins qui garantissent du plomb et du fer.
– Je préférerais une cuirasse bien forgée, de bon acier, dit Mergy, comme celles que fait Jacob Leschot, dans les Pays-Bas.
– Écoutez donc, reprit le capitaine, il ne faut pas nier qu’on puisse rendre dur; moi, qui vous parle, j’ai vu à Dreux un gentilhomme frappé d’une arquebusade au beau milieu de la poitrine; il connaissait la recette de l’onguent qui rend dur, et s’en était frotté sous son buffle; eh bien, on ne voyait pas même la marque noire et rouge que laisse une contusion.
– Et ne croyez-vous pas plutôt que ce buffle dont vous parlez suffisait seul pour amortir l’arquebusade?
– Oh! vous autres Français, vous ne voulez croire à rien. Mais que diriez-vous si vous aviez vu comme moi un gendarme silésien mettre sa main sur une table, et personne ne pouvoir l’entamer à grands coups de couteau? Mais vous riez et vous ne croyez pas que cela soit possible? demandez à Mila. Vous voyez bien cette fille-là? elle est d’un pays où les sorciers sont aussi communs que les moines dans ce pays-ci; c’est elle qui vous en conterait des histoires effrayantes. Quelquefois, dans les longues soirées d’automne, quand nous sommes assis en plein air autour du feu, les cheveux m’en dressent à la tête, des aventures qu’elle nous conte.
– Je serais ravi d’en entendre une, dit Mergy; belle Mila, faites-moi ce plaisir.
– Oui, Mila, poursuivit le capitaine, raconte-nous quelque histoire pendant que nous achèverons de vider ces bouteilles.
– Écoutez-moi donc, dit Mila; et vous, mon jeune gentilhomme, qui ne croyez à rien, vous allez, s’il vous plaît, garder vos doutes pour vous seul.
– Comment pouvez-vous dire que je ne crois à rien? lui répondit Mergy à voix basse; sur ma foi, je crois que vous m’avez ensorcelé, car je suis déjà tout amoureux de vous.
Mila le repoussa doucement, car la bouche de Mergy touchait presque sa joue; et, après avoir jeté à droite et à gauche un regard furtif pour s’assurer que tout le monde l’écoutait, elle commença de la sorte:
– Capitaine, vous avez été sans doute à Hameln?
– Jamais.
– Et vous, cornette?
– Ni moi non plus.
– Comment! ne trouverai-je personne qui ait été à Hameln?
– J’y ai passé un an, dit un cavalier en s’avançant.
– Eh bien! Fritz, tu as vu l’église de Hameln?
– Plus de cent fois.
– Et ses vitraux coloriés?
– Certainement.
– Et qu’as-tu vu peint sur ces vitraux?
– Sur ces vitraux?… À la fenêtre à gauche, je crois qu’il y a un grand homme noir qui joue de la flûte, et des petits enfants qui courent après lui.
– Justement. Eh bien, je vais vous conter l’histoire de cet homme noir et de ces enfants.
«Il y a bien des années, les gens de Hameln furent tourmentés par une multitude innombrable de rats qui venaient du Nord, par troupes si épaisses que la terre en était toute noire, et qu’un charretier n’aurait pas osé faire traverser à ses chevaux un chemin où ces animaux défilaient. Tout était dévoré en moins de rien; et, dans une grange, c’était une moindre affaire pour ces rats de manger un tonneau de blé que ce n’est pour moi de boire un verre de ce bon vin.
Elle but, s’essuya la bouche et continua.
– Souricières, ratières, pièges, poison étaient inutiles. On avait fait venir de Bremen un bateau chargé de onze cents chats; mais rien n’y faisait. Pour mille qu’on en tuait, il en revenait dix mille, et plus affamés que les premiers. Bref, s’il n’était venu remède à ce fléau, pas un grain de blé ne fût resté dans Hameln, et tous les habitants seraient morts de faim.
«Voilà qu’un certain vendredi se présente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané, sec, grands yeux, bouche fendue jusqu’aux oreilles, habillé d’un pourpoint rouge, avec un chapeau pointu, de grandes culottes garnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettes couleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté. Il me semble que je le vois encore.
Tous les yeux se tournèrent involontairement vers la muraille sur laquelle Mila fixait ses regards.
– Vous l’avez donc vu? demanda Mergy,
– Non pas moi, mais ma grand-mère; et elle se souvenait si bien de sa figure qu’elle aurait pu faire son portrait.
– Et que dit-il au bourgmestre?
– Il lui offrit, moyennant cent ducats, de délivrer la ville du fléau qui la désolait. Vous pensez bien que le bourgmestre et les bourgeois y topèrent d’abord. Aussitôt l’étranger tira de son sac une flûte de bronze; et, s’étant planté sur la place du marché, devant l’église, mais en lui tournant le dos, notez bien, il commença à jouer un air étrange, et tel que jamais flûteur allemand n’en a joué. Voilà qu’en entendant cet air, de tous les greniers, de tous les trous de murs, de dessous les chevrons et les tuiles des toits, rats et souris, par centaines, par milliers, accoururent à lui. L’étranger, toujours flûtant, s’achemina vers le Weser; et là, ayant tiré ses chausses, il entra dans l’eau suivi de tous les rats de Hameln, qui furent aussitôt noyés. Il n’en restait plus qu’un seul dans toute la ville, et vous allez voir pourquoi. Le magicien, car c’en était un, demanda à un traînard, qui n’était pas encore entré dans le Weser, pourquoi Klauss, le rat blanc, n’était pas encore venu.
«- Seigneur, répondit le rat, il est si vieux qu’il ne peut plus marcher.
«- Va donc le chercher toi-même, répondit le magicien.
«Et le rat de rebrousser chemin vers la ville, d’où il ne tarda pas à revenir avec un vieux gros rat blanc, si vieux, si vieux, qu’il ne pouvait pas se traîner. Les deux rats, le plus jeune tirant le vieux par la queue, entrèrent tous les deux dans le Weser, et se noyèrent comme leurs camarades. Ainsi la ville en fut purgée. Mais, quand l’étranger se présenta à l’hôtel de ville pour toucher la récompense promise, le bourgmestre et les bourgeois, réfléchissant qu’ils n’avaient plus rien à craindre des rats, et s’imaginant qu’ils auraient bon marché d’un homme sans protecteurs, n’eurent pas honte de lui offrir dix ducats, au lieu des cent qu’ils avaient promis. L’étranger réclama: on le renvoya bien loin. Il menaça alors de se faire payer plus cher s’ils ne maintenaient leur marché au pied de la lettre. Les bourgeois firent de grands éclats de rire à cette menace, et le mirent à la porte de l’hôtel de ville, l’appelant beau preneur de rats ! injure que répétèrent les enfants de la ville en le suivant par les rues jusqu’à la Porte-Neuve. Le vendredi suivant, à l’heure de midi, l’étranger reparut sur la place du marché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre, retroussé d’une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûte bien différente de la première et, dès qu’il eut commencé d’en jouer, tous les garçons de la ville, depuis six jusqu’à quinze ans, le suivirent et sortirent de la ville avec lui.
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