Je suis à Naples. Comment j’y parvins avec quelques restes informes et mutilés de mes bagages, je ne puis le dire, pour la raison que je ne le sais pas moi-même. J’ai voyagé dans un effarement perpétuel, et je crois bien que j’avais tantôt en cette ville claire la mine d’un hibou au soleil. Cette nuit, c’est bien pis! Voulant observer les mœurs populaires, j’allai dans la Stradadi Porto , où je suis présentement. Autour de moi, des groupes animés se pressent devant les boutiques de victuailles, et je flotte comme une épave au gré de ces flots vivants qui, quand ils submergent, caressent encore. Car ce peuple napolitain a, dans sa vivacité, je ne sais quoi de doux et de flatteur. Je ne suis point bousculé, je suis bercé, et je pense que, à force de me balancer deçà delà, ces gens vont m’endormir debout. J’admire, en foulant les dalles de lave de la Strada , ces portefaix et ces pêcheurs qui vont, parlent, chantent, fument, gesticulent, se querellent et s’embrassent avec une étonnante rapidité. Ils vivent à la fois par tous les sens et, sages sans le savoir, mesurent leurs désirs à la brièveté de la vie. Je m’approchai d’un cabaret fort achalandé et je lus sur la porte ce quatrain en patois de Naples:
Amice, alliegre magnammo e bevimmo
Nfin che n’ce stace noglio a la lucerna:
Chi sa s’a l’autro munno nc’e vedimmo?
Chi sa s’a l’autro munno n’ce tavema?
Amis, mangeons et buvons joyeusement
Tant qu’il y a de l’huile dans la lampe:
Qui sait si dans l’autre monde nous nous reverrons?
Qui sait si dans l’autre monde il y a une taverne?
Horace donnait de semblables conseils à ses amis. Vous les reçûtes, Postumus; vous les entendîtes, Leuconoé, belle révoltée qui vouliez savoir les secrets de l’avenir. Cet avenir est maintenant le passé et nous le connaissons. En vérité, vous aviez bien tort de vous tourmenter pour si peu, et votre ami se montrait homme de sens en vous conseillant d’être sage et de filtrer vos vins grecs. Sapias, vina liques . C’est ainsi qu’une belle terre et qu’un ciel pur conseillent les calmes voluptés. Mais il y a des âmes tourmentées d’un sublime mécontentement; ce sont les plus nobles. Vous fûtes de celles-là, Leuconoé; et, venu sur le déclin de ma vie dans la ville où brilla votre beauté, je salue avec respect votre ombre mélancolique. Les âmes semblables à la vôtre qui parurent dans la chrétienté furent des âmes de saintes, et leurs miracles emplissent la Légendedorée . Votre ami Horace a laissé une postérité moins généreuse, et je vois un de ses petits-fils en la personne du cabaretier poète qui, présentement, verse du vin dans des tasses, sous son enseigne épicurienne.
Et pourtant la vie donne raison à l’ami Flaccus, et sa philosophie est la seule qui s’accommode au train des choses. Voyez-moi ce gaillard qui, appuyé à un treillis couvert de pampres, mange une glace en regardant les étoiles. Il ne se baisserait pas pour ramasser ce vieux manuscrit que je vais chercher à travers tant de fatigues. Et en vérité l’homme est fait plutôt pour manger des glaces que pour compulser de vieux textes.
Je continuais à errer autour des buveurs et des chanteurs. Il y avait des amoureux qui mordaient à de beaux fruits en se tenant par la taille. Il faut bien que l’homme soit naturellement mauvais, car toute cette joie étrangère m’attristait profondément. Cette foule étalait un goût si naïf de la vie que toutes mes pudeurs de vieux scribe s’en effarouchaient. Puis, j’étais désespéré de ne rien comprendre aux paroles qui résonnaient dans l’air. C’était pour un philologue une humiliante épreuve. J’étais donc fort maussade, quand quelques mots prononcés derrière moi me firent dresser l’oreille.
– Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Son air embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler?… Il a un bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri?
Cela était dit en français par une voix de femme. Il me fut assez désagréable tout d’abord de m’entendre traiter de vieillard. Est-on un vieillard à soixante-deux ans? L’autre jour, sur le pont des Arts, mon collègue Perrot d’Avrignac me fit compliment de ma jeunesse, et il s’entend mieux en âges, apparemment, que cette jeune alouette qui chante sur mon dos, si toutefois les alouettes chantent la nuit. Mon dos est rond, dit-elle. Ah! ah! j’en avais quelque soupçon; mais je n’en crois plus rien depuis que c’est l’avis d’une oiselle. Je ne tournerai certes pas la tête pour voir qui a parlé, mais je suis sûr que c’est une jolie femme. Pourquoi?
Parce que la voix des femmes qui sont belles ou le furent, qui plaisent ou qui plurent, peut seule avoir cette abondance d’inflexions heureuses et le son argentin qui est un rire encore. De la bouche d’une laide coulera, peut-être, une parole plus suave et plus mélodieuse, mais non point certes aussi vive, ni d’un tel gazouillis.
Ces idées se formèrent dans mon esprit en moins d’une seconde et, tout aussitôt, pour fuir ces deux inconnus, je me jetai dans le plus épais de la foule napolitaine et enfilai un vicoletto tortueux qu’éclairait seulement une lampe allumée devant la niche d’une Madone. Là, songeant plus à loisir, je reconnus que cette jolie femme (assurément elle était jolie) avait exprimé à mon égard une pensée bienveillante, qui méritait ma reconnaissance.
«Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Son air embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler?… Il a un bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri?»
En entendant ces paroles gracieuses, je ne devais pas prendre une fuite soudaine. Il me convenait bien plutôt d’aborder de façon courtoise la dame au parler clair, de m’incliner devant elle et de lui tenir ce langage: «Madame, j’ai entendu malgré moi ce que vous venez de dire. Vous vouliez rendre un bon office à un pauvre vieillard. Cela est fait, madame: seul le son d’une voix française me fait un plaisir dont je vous remercie.» Assurément je lui devais adresser ces paroles ou d’autres semblables. Sans doute elle est Française, car sa voix est française. La voix des dames de France est la plus agréable du monde. Comme nous, les étrangers en éprouvent le charme. Philippe de Bergame a dit en 1483 de Jeanne la Pucelle: «Son langage était doux comme celui des femmes de son pays.» Le compagnon à qui elle parlait s’appelle Dimitri. Sans doute il est Russe. Ce sont des gens riches, qui promènent leur ennui par le monde. Il faut plaindre les riches: leurs biens les environnent et ne les pénètrent pas; ils sont pauvres et dénués au-dedans d’eux-mêmes. La misère des riches est lamentable.
Au bout de ces réflexions, je me trouvai dans une venelle, ou, pour parler napolitain, dans un sotto-portico qui cheminait sous des arches si nombreuses et sous des balcons d’une telle saillie qu’aucune lueur du ciel n’y descendait. J’étais perdu et condamné selon toute apparence à chercher mon chemin toute la nuit. Quant à le demander, il m’eût fallu pour cela rencontrer un visage humain et je désespérais d’en voir un seul. Dans mon désespoir je pris une rue au hasard, une rue ou pour mieux dire un affreux coupe-gorge. C’en avait tout l’air, et c’en était un, car j’y étais engagé depuis quelques minutes quand je vis deux hommes qui jouaient du couteau. Ils s’attaquaient de la langue plus encore que de la lame, et je compris aux injures qu’ils échangeaient que c’étaient deux amoureux. J’enfilai prudemment une ruelle voisine pendant que ces braves gens continuaient à s’occuper de leur affaire, sans se soucier le moins du monde des miennes. Je cheminai quelque temps à l’aventure et m’assis découragé sur un banc de pierre, où je me lamentai d’avoir fui si éperdument et par tant de détours Dimitri et sa compagne à la voix claire.
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