Henry prit la lettre et, l’ayant lue toute, la rendit en disant:
– S’il en est ainsi, je ne puis dire qu’une chose, c’est que je le regrette. Frédéric ne sera pas le premier qui ait choisi une femme avec moins de bon sens que l’eût voulu sa famille. Je n’envie pas sa situation ni d’amoureux ni de fils.
À l’invitation de Catherine, M lleTilney lut aussi la lettre, exprima ses regrets avec son étonnement, puis posa quelques questions relatives à la famille et à la fortune de M lleThorpe.
– Sa mère est une très bonne femme, fut toute la réponse de Catherine.
– Qu’était son père?
– Un homme de loi, je crois. Ils habitent à Putney.
– Sont-ils riches?
– Non, pas très riches. Je crois qu’Isabelle n’a aucune fortune. Mais cela n’a pas d’importance dans votre famille: votre père est si généreux! Il m’a dit l’autre jour n’accorder de valeur à l’argent que parce que l’argent lui permet de contribuer au bonheur de ses enfants.
Le frère et la sœur se regardèrent.
– Mais, dit Éléonore, serait-ce contribuer à son bonheur que lui permettre d’épouser une telle fille? Si elle avait un peu de sens moral, elle n’aurait pas agi envers votre frère comme elle a fait. Et quel étrange aveuglement chez Frédéric! Lui qui avait un cœur si orgueilleux, qui trouvait que nulle femme n’était digne qu’on l’aimât!
– C’est justement ce qui me fait douter que la nouvelle soit exacte. Quand je pense à ses déclarations d’autrefois, je ne comprends rien à cette histoire. Cependant j’ai trop bonne opinion de la prudence de M lleThorpe pour supposer qu’elle rompe avec un fiancé avant d’en avoir un autre tout prêt. Tout est fini de Frédéric. C’est un homme mort. Sa raison est morte. Préparez-vous à accueillir votre belle-sœur, Eléonore, une belle-sœur en qui vous vous délecterez: franche, candide, sans fard, naïve, aux affections vivaces, sans prétention et sans détours.
– Une telle belle-sœur, Henry, serait ma joie, dit Éléonore avec un sourire.
– Mais peut-être, dit Catherine, quoique elle ait si mal agi avec les miens, agira-t-elle mieux avec votre famille. Maintenant qu’elle a bien l’homme qu’elle aime, elle pourra être constante.
– En vérité, je crains qu’elle le soit, dit Henry. Je crains qu’elle soit trop constante, à moins qu’un baronnet se trouve sur sa route; ce serait la seule chance de Frédéric. J’achèterai la gazette de Bath et y consulterai la liste des arrivants.
– Vous croyez donc que la cause de tout cela soit l’ambition? Et, sur ma parole, il est tels indices qui sembleraient vous donner raison. Je ne puis oublier qu’en apprenant ce que mon père donnerait à James, elle sembla toute désappointée que ce ne fût pas davantage. Jamais je ne me suis méprise à ce point sur le caractère de quelqu’un.
– … Parmi la grande variété des caractères que vous avez étudiés.
– Mon désappointement et la perte que je fais en elle sont grands. Mais le pauvre James, il ne pourra guère se consoler.
– Votre frère est certainement fort à plaindre en ce moment. Pourtant, malgré l’intérêt que nous portons à ses peines, il ne faut pas que nous fassions trop peu de cas des vôtres. J’imagine qu’en perdant Isabelle, il vous semble perdre la moitié de vous-même. Vous sentez en votre cœur un vide que rien ne comblera. Tout vous est fastidieux, et, les plaisirs que vous partagiez avec elle – bals, théâtres, concerts. – la seule idée vous en est odieuse. Vous êtes persuadée que vous n’aurez désormais plus d’amie à qui vous confier sans réserve, plus d’amie sur qui compter. Vous ressentez tout cela?
– Non, dit Catherine après avoir réfléchi. Faudrait il?… Au vrai, quoique je sois triste de ne plus pouvoir l’aimer, quoique je ne doive plus entendre parler d’elle et peut-être ne plus la revoir, je ne me sens pas si profondément affligée que je m’y fusse attendu.
– Comme toujours vous sentez de la façon la plus fine. Il est bon de faire une enquête sur de tels sentiments afin de pouvoir les éveiller à leur propre conscience.
Catherine, pour un motif ou pour un autre, se sentit si apaisée à la suite de cette conversation qu’elle ne regretta pas d’avoir été amenée, par le jeu des circonstances, à dire ces choses qu’elle voulait taire.
Ce même sujet revint fréquemment dans les conversations de Henry et des deux jeunes filles. Catherine découvrit que ses amis étaient d’accord pour considérer que le nom obscur de M lleThorpe et son peu de fortune seraient des obstacles à son mariage avec Frédéric. Ils étaient sûrs que ces deux considérations, indépendamment des critiques qu’on pourrait faire du caractère d’Isabelle, suffiraient à motiver le veto du général: ce qui ne laissait pas de causer à Catherine quelques craintes personnelles. Son nom n’avait pas plus d’éclat, et peut-être avait-elle aussi peu de fortune. Et si l’hoir des Tilney n’avait pas, lui, assez de lustre et de richesses pour ne rien exiger de sa femme, qu’exigerait donc de la sienne le frère cadet? Elle ne parvenait à s’apaiser qu’en songeant à l’affection particulière qu’elle avait su inspirer au général. En raison des sentiments désintéressés dont il avait fait étalage plus d’une fois, elle était bien forcée d’admettre que les questions d’argent lui étaient plus indifférentes que ne le croyaient ses enfants.
Pourtant ceux-ci étaient si convaincus que leur frère n’oserait solliciter en personne le consentement paternel, ils assuraient avec tant d’insistance que l’arrivée de Frédéric n’avait jamais été si peu probable, que la crainte d’avoir brusquement à lui céder la place cessa de hanter Catherine. Mais, comme il n’était pas à prévoir que le capitaine Tilney, quand enfin il présenterait sa requête, dût faire un exposé bien exact de la situation, il lui semblait loyal que Henry soumît à son père les renseignements qu’il avait sur Isabelle: dès lors, en présence de sérieux éléments d’appréciation, le général ne se buterait plus à un misérable souci financier et pourrait établir son opinion d’une façon impartiale. Elle le dit à Henry. Contrairement à l’attente de Catherine, il ne s’éprit pas de cette idée.
– Non, c’est à Frédéric qu’il appartient de faire l’aveu de sa folie. Il racontera lui-même son histoire.
– Mais il n’en dira que la moitié.
– Un quart suffira.
Deux jours passèrent, qui n’apportèrent point de nouvelles de Frédéric. Le frère et la sœur ne savaient que penser. Tantôt, il leur semblait que ce silence prouvait la réalité de l’engagement; tantôt que ce silence était tout à fait incompatible avec un tel engagement. Quoique très offensé que son fils négligeât de lui écrire, le général vivait placide. Rendre le séjour de Northanger agréable à M lleMorland était sa préoccupation capitale. Souvent il formulait des doutes sur la réussite de ses efforts: une vie si unie parmi des personnes toujours les mêmes ne lui paraissait elle pas fastidieuse? Il eût souhaité que Lady Fraser et sa famille fussent dans le pays. De temps à autre, il mettait en avant un projet de dîner d’apparat et, une ou deux fois même, calcula le nombre des couples de danseurs qu’on pourrait recruter à l’environ. Mais que pouvait-on organiser d’attrayant à cette morne époque de l’année? Ni gibier à plume, ni gibier à poil, et les ladies Fraser n’étaient pas là. Le tout aboutit un beau matin à une proclamation: au prochain séjour de Henry à Woodston, on y irait le surprendre et manger le mouton avec lui. Henry se déclara très flatté, très heureux. Catherine était enchantée.
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