Comme elle gardait un air morose et dubitatif, il ajouta:
– Quoique Frédéric ne parte pas avec nous, il demeurera sans doute peu de temps ici. À peine quelques jours peut-être. Son congé expire bientôt, et il doit rejoindre son régiment. Alors que restera-t-il de leurs relations? Le mess boira à Isabelle Thorpe sur l’invitation du capitaine pendant quinze jours, et Isabelle Thorpe rira avec votre frère, pendant un mois, de la passion du pauvre Tilney.
Catherine cessa enfin de lutter contre sa propre tranquillité. Henry n’était-il pas plus expérimenté qu’elle? Elle s’en voulut d’avoir été si inquiète, et elle résolut de ne plus prendre les choses au tragique. Au surplus, ce qui suivit ne lui en eût fourni l’occasion. Les Thorpe passèrent à Pulteney Street la dernière soirée du séjour de Catherine. James était de très bonne humeur. Isabelle était gracieusement calme. Sa tendresse pour son amie semblait être son sentiment dominant: mais, en ces minutes, n’était-ce pas tout naturel? Une fois, elle contredit nettement James; une fois, elle retira sa main qu’il avait prise. Catherine, encore sous l’impression des paroles de Henry, admit que ces réserves légères eussent leur raison d’être. On peut se figurer les adieux – embrassades, larmes, promesses – de ces jolies filles.
M. et M meAllen étaient fort tristes de perdre leur jeune compagne. De par son humeur charmante, elle leur avait été précieuse et la joie qu’ils lui donnaient avait été un adjuvant à leur plaisir. Mais le bonheur qu’elle ressentait à accompagner son amie était pour atténuer leurs regrets, et, comme ils ne devaient rester à Bath qu’une semaine encore, ils ne souffriraient pas trop longtemps de son absence. M. Allen l’accompagna jusqu’à Milsom Street, où elle devait déjeuner. Il la vit parmi ses nouveaux amis qui lui faisaient le plus gracieux accueil. Émue de se trouver en quelque manière incorporée aux Tilney, inquiète à l’idée qu’ils pouvaient perdre la bonne opinion qu’ils avaient d’elle, Catherine, dans la gêne des cinq premières minutes, eût presque souhaité retourner à Pulteney Street avec M. Allen.
Les façons de M lleTilney et le sourire de Henry eurent vite atténué son malaise, mais les attentions incessantes du général l’empêchaient de se ressaisir tout à fait. Ce n’était pas sans remords qu’elle se l’avouait, mais elle eût voulu qu’on s’occupât moins d’elle. La sollicitude du général, son insistance à forcer un appétit qui réluctait, ses craintes qu’elle ne trouvât rien d’assez délicat, elle qui n’avait jamais vu une table si somptueuse, lui rappelaient trop sa qualité d’invitée. Elle se sentait indigne de tant d’égards et ne savait comment y répondre. En outre, le général s’impatientait de l’absence de son fils aîné, et il déclara, quand enfin Frédéric parut, que tant de paresse le mécontentait fort. Cette algarade n’était pas de nature à augmenter l’assurance de Catherine. Elle était très attristée d’une réprimande si disproportionnée au délit, et son chagrin s’accrut encore quand elle découvrit qu’elle était la cause efficiente de la semonce: le retard, en effet, était proclamé irrespectueux pour elle. Ce grief la mettait dans une situation très désagréable. Elle ressentit une grande compassion pour le capitaine Tilney.
Il écouta son père en silence, ne tenta aucune justification, ce qui confirma Catherine dans la pensée que, hanté d’Isabelle, il n’avait pu s’endormir qu’après des heures, – d’où un lever si tardif. C’était la première fois qu’elle se trouvait nettement en la compagnie de Frédéric Tilney: elle allait donc se documenter sur lui… Mais il parla à peine, tant que le père fut dans la salle à manger. Et il avait la gorge si serrée par l’émotion que, même après, elle n’entendit de lui que ces mots à mi-voix:
– Que je serai donc content quand vous serez tous partis!
L’agitation du départ n’eut rien de joyeux. L’horloge marquait dix heures quand on descendit les malles. Or, le général Tilney avait décrété le départ pour cette même heure. Son manteau, au lieu de lui être apporté de sorte qu’il pût s’en envelopper immédiatement était étalé dans le curricle qu’il devait occuper avec son fils. Dans l’autre voiture devaient prendre place trois personnes, et pourtant le strapontin n’était pas tiré, et la femme de chambre avait tellement encombré les sièges de paquets que M lleMorland n’aurait où s’asseoir. Le général était si ému par cette appréhension qu’en aidant Catherine à monter, il faillit faire choir sur le pavé le nouveau nécessaire à écrire de la jeune fille. Enfin la portière se ferma sur les trois femmes, et l’attelage partit de ce pas mesuré dont quatre beaux chevaux bien nourris et appartenant à un gentleman accomplissent ordinairement un voyage de trente milles. C’était la distance qui séparait Bath de Northanger. Elle devait être parcourue en deux étapes égales. Catherine renaissait déjà à la gaîté: avec M lleTilney elle ne ressentait aucune contrainte. L’attrait d’une route nouvelle, la perspective d’une abbaye, un curricle à l’arrière, elle n’éprouva nul regret quand Bath s’évanouit dans l’espace, et les pierres milliaires se succédaient avec une vitesse qui l’étonnait. Puis ce furent deux heures d’ennui au relais de Petty France, où il n’y avait autre chose à faire que manger sans avoir faim et rôder çà et là sans qu’il y eût rien à voir, station qui ne laissa pas d’atténuer un peu l’admiration de Catherine pour leur manière de voyager, pour le style de l’attelage, pour les postillons à la belle livrée qui d’un mouvement régulier se soulevaient sur la selle, pour les piqueurs si bien montés. Cet arrêt pourtant n’eût rien eu de bien fâcheux, si le commerce de nos voyageurs eût été plus facile: mais il semblait que le général Tilney, encore qu’un très charmant homme, fût un frein à la gaîté de ses enfants. Seul il parla, et pour exécrer tout ce que fournissait l’hôtellerie et vitupérer les domestiques. La crainte qu’il inspirait à Catherine en fut accrue, et les deux heures qu’elle passa au relais lui semblèrent interminables.
Enfin l’ordre d’élargissement fut donné. Catherine fut très surprise de l’offre que lui fit le général de le remplacer dans le curricle pour le reste du voyage. La journée était belle et il désirait qu’elle vît le pays le mieux possible.
Au souvenir de l’opinion de M. Allen, touchant les promenades des jeunes gens en voiture découverte, elle rougit, et sa première pensée fut de refuser: la seconde fut plus déférente envers le général Tilney: il ne pouvait proposer rien que de convenable. Quelques instants après, elle était installée à côté de Henry Tilney, heureuse autant qu’on peut l’être. Il ne fallut pas une longue expérience pour la convaincre qu’un curricle est l’équipage par excellence: la chaise de poste s’avançait avec majesté, certes; mais c’était une pesante et fastidieuse machine et qui avait motivé – elle ne pouvait aisément l’oublier – leur arrêt de deux heures à Petty France: la moitié de ce temps eût suffi au curricle, et si agiles étaient ses trotteurs que, si le général Tilney n’avait décidé que la chaise ouvrirait la marche, ils auraient pu la dépasser facilement; mais le mérite du curricle, n’appartenait pas seulement aux chevaux: Henry conduisait si bien, avec tant de calme et si peu d’ostentation. (Quelle disparate avec cet autre conducteur de coches qui fouettait et sacrait sur les routes de Bath!) Son chapeau était si bien d’aplomb; les collets innumérables de son manteau s’étoffaient si galamment! Après le bonheur de danser avec Henry Tilney, il n’était évidemment bonheur que d’être ainsi conduite par lui. Il la remerciait au nom de sa sœur, qui, disait-il, n’était pas dans une situation à envier: elle n’avait pas de compagnes et, en l’absence, fréquente, de son père, était souvent bien seule.
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