… Il va pleuvoir, le ciel est gris, les crêtes du mont Zaccar s’enveloppent de brume. Dimanche triste… Dans ma petite chambre d’hôtel, la fenêtre ouverte sur les remparts arabes, j’essaie de me distraire en allumant des cigarettes… On a mis à ma disposition toute la bibliothèque de l’hôtel; entre une histoire très détaillée de l’enregistrement et quelques romans de Paul de Kock, je découvre un volume dépareillé de Montaigne… Ouvert le livre au hasard, relu l’admirable lettre sur la mort de La Boétie… Me voilà plus rêveur et plus sombre que jamais… Quelques gouttes de pluie tombent déjà. Chaque goutte, en tombant sur le rebord de la croisée, fait une large étoile dans la poussière entassée là depuis les pluies de l’an dernier… Mon livre me glisse des mains et je passe de longs instants à regarder cette étoile mélancolique…
Deux heures sonnent à l’horloge de la ville – un ancien marabout dont j’aperçois d’ici les grêles murailles blanches… Pauvre diable de marabout! Qui lui aurait dit cela, il y a trente ans, qu’un jour il porterait au milieu de la poitrine un gros cadran municipal, et que, tous les dimanches, sur le coup de deux heures, il donnerait aux églises de Milianah le signal de sonner les vêpres?… Ding! Dong! voilà les cloches parties!… Nous en avons pour longtemps… Décidément, cette chambre est triste. Les grosses araignées du matin, qu’on appelle pensées philosophiques, ont tissé leurs toiles dans tous les coins… Allons dehors.
J’arrive sur la grande place. La musique du 3 ede ligne, qu’un peu de pluie n’épouvante pas, vient de se ranger autour de son chef. A une des fenêtres de la division, le général paraît, entouré de ses demoiselles; sur la place, le sous-préfet se promène de long en large au bras du juge de paix. Une demi-douzaine de petits Arabes à moitié nus jouent aux billes dans un coin avec des cris féroces. Là-bas, un vieux juif en guenilles vient chercher un rayon de soleil qu’il avait laissé hier à cet endroit et qu’il s’étonne de ne plus trouver… «Une, deux, trois, partez!» La musique entonne une ancienne mazurka de Talexy, que les orgues de Barbarie jouaient l’hiver dernier sous mes fenêtres. Cette mazurka m’ennuyait autrefois; aujourd’hui elle m’émeut jusqu’aux larmes.
Oh! comme ils sont heureux les musiciens du 3 e! L’œil fixé sur les doubles croches, ivres de rythme et de tapage, ils ne songent à rien qu’à compter leurs mesures. Leur âme, toute leur âme tient dans ce carré de papier large comme la main – qui tremble au bout de l’instrument entre deux dents de cuivre, «Une, deux, trois, partez!» Tout est là pour ces braves gens; jamais les airs nationaux qu’ils jouent ne leur ont donné le mal du pays… Hélas! moi qui ne suis pas de la musique, cette musique me fait peine, et je m’éloigne…
Où pourrais-je bien le passer, ce gris après-midi de dimanche? Bon! la boutique de Sid’Omar est ouverte. Entrons chez Sid’Omar.
Quoiqu’il ait une boutique, Sid’Omar n’est point un boutiquier. C’est un prince du sang, le fils d’un ancien dey d’Alger qui mourut étranglé par les janissaires… A la mort de son père, Sid’Omar se réfugia dans Milianah avec sa mère qu’il adorait, et vécut là quelques années comme un grand seigneur philosophe parmi ses lévriers, ses faucons, ses chevaux et ses femmes, dans de jolis palais très frais, pleins d’orangers et de fontaines. Vinrent les Français, Sid’Omar, d’abord notre ennemi et l’allié d’Abd-el-Kader, finit par se brouiller avec l’émir et fit sa soumission. L’émir, pour se venger, entra dans Milianah en l’absence de Sid’Omar, pilla ses palais, rasa ses orangers, emmena ses chevaux et ses femmes, et fit écraser la gorge de sa mère sous le couvercle d’un grand coffre… La colère de Sid’Omar fut terrible: sur l’heure même il se mit au service de la France, et nous n’eûmes pas de meilleur ni de plus féroce soldat que lui tant que dura notre guerre contre l’émir. La guerre finie, Sid’Omar revint à Milianah; mais encore aujourd’hui, quand on parle d’Abd-el-Kader devant lui, il devient pâle et ses yeux s’allument.
Sid’Omar a soixante ans. En dépit de l’âge et de la petite vérole, son visage est resté beau: de grands cils, un regard de femme, un sourire charmant, l’air d’un prince. Ruiné par la guerre, il ne lui reste de son ancienne opulence qu’une ferme dans la plaine du Chétif et une maison à Milianah, où il vit bourgeoisement, avec ses trois fils élevés sous ses yeux. Les chefs indigènes l’ont en grande vénération. Quand une discussion s’élève, on le prend volontiers pour arbitre, et son jugement fait loi presque toujours. Il sort peu; on le trouve tous les après-midi dans une boutique attenant à sa maison et qui ouvre sur la rue. Le mobilier de cette pièce n’est pas riche: des murs blancs peints à la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues pipes, deux braseros… C’est là que Sid’Omar donne audience et rend la justice. Un Salomon en boutique.
Aujourd’hui dimanche, l’assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs sont accroupis, dans leur burnous, tout autour de la salle. Chacun d’eux a près de lui une grande pipe, et une petite tasse de café dans un fin coquetier de filigrane. J’entre, personne ne bouge… De sa place, Sid’Omar envoie à ma rencontre son plus charmant sourire et m’invite de la main à m’asseoir près de lui, sur un grand coussin de soie jaune; puis, un doigt sur les lèvres, il me fait signe d’écouter.
Voici le cas. Le caïd des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation avec un juif de Milianah au sujet d’un lopin de terre, les deux parties sont convenues de porter le différend devant Sid’Omar et de s’en remettre à son jugement. Rendez-vous est pris pour le jour même, les témoins sont convoqués; tout à coup voilà mon juif qui se ravise, et vient seul, sans témoins, déclarer qu’il aime mieux s’en rapporter au juge de paix des Français qu’à Sid’Omar… L’affaire en est là à mon arrivée.
Le juif – vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en velours – lève le nez au ciel, roule des yeux suppliants, baise les babouches de Sid’Omar, penche la tête, s’agenouille, joint les mains… Je ne comprends pas l’arabe, mais à la pantomime du juif, au mot: Zouge de paix, zouge de paix , qui revient à chaque instant, je devine tout ce beau discours:
«Nous ne doutons pas de Sid’Omar, Sid’Omar est sage, Sid’Omar est juste… Toutefois le zouge de paix fera bien mieux notre affaire.»
L’auditoire, indigné, demeure impassible comme un Arabe qu’il est… Allongé sur son coussin, l’œil noyé, le bouquin d’ambre aux lèvres, Sid’Omar – dieu de l’ironie – sourit en écoutant. Soudain, au milieu de sa plus belle période, le juif est interrompu par un énergique caramba! qui l’arrête net; en même temps un colon espagnol, venu là comme témoin du caïd, quitte sa place et, s’approchant d’Iscariote, lui verse sur la tête un plein panier d’imprécations de toutes langues, de toutes couleurs – entre autres, certain vocable français trop gros monsieur pour qu’on le répète ici… Le fils de Sid’Omar, qui comprend le français, rougit d’entendre un mot pareil en présence de son père et sort de la salle. Retenir ce trait de l’éducation arabe. – L’auditoire est toujours impassible, Sid’Omar toujours souriant. Le juif s’est relevé et gagne la porte à reculons, tremblant de peur, mais gazouillant de plus belle son éternel zouge de paix, zouge de paix… Il sort. L’Espagnol, furieux, se précipite derrière lui, le rejoint dans la rue et par deux fois vli! vlan le frappe en plein visage… Iscariote tombe à genoux, les bras en croix… L’Espagnol, un peu honteux, rentre dans la boutique… Dès qu’il est rentré – le juif se relève et promène un regard sournois sur la foule bariolée qui l’entoure. Il y a là des gens de tout cuir – Maltais, Mahonais, Nègres, Arabes -, tous unis dans la haine du juif et joyeux d’en voir maltraiter un… Iscariote hésite un instant, puis, prenant un Arabe par le pan de son burnous:
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