C'était l'heure d'affluence dans les magasins, et les Champs-Élysées étaient pleins de monde. Jeanne courait toujours, plongeant parmi des vagues successives de passants et en émergeant, parvenant à garder toujours un peu d'avance sur Paul. Sa peur ne fit que croître lorsqu'elle s'aperçut qu'il ne renonçait pas, et, affolée, elle essaya de penser à un endroit où elle serait en sûreté. Elle ne trouva que l'appartement de sa mère, rue Vavin ; elle était certaine que Paul ne tiendrait pas si longtemps.
Il avait déjà perdu du terrain et elle ralentit le pas, l'observant par-dessus son épaule. À une soixantaine de mètres l'un de l'autre, ils passèrent devant le Grand Palais, superbe dans le soleil de l'après-midi, puis ils traversèrent le pont Alexandre III, le bruit de leurs pas se perdant dans la rumeur de la circulation. Paul ne se laissait pas trop distancer, bien qu'il fût hors d'haleine et qu'il eût un point de côté.
Boulevard Raspail, Jeanne se retourna vers lui et cria : « Arrête ! Arrête ! » Puis elle repartit en courant.
- Attends ! supplia Paul, mais en vain.
Il repartit de l'avant. Jeanne approchait de l'immeuble de sa mère et elle ralentit. Elle ne voulait pas que Paul la suive là, et elle ne voyait pas d'autre alternative. Elle entendait ses pas lourds derrière elle. Il finit par la rattraper, pouvant à peine respirer, et il lui saisit le bras.
- C'est fini ! fit-elle en se dégageant d'une secousse. Ça suffit.
- Hé, du calme !
Paul s'adossa au mur et essaya de la raisonner, mais elle passa devant lui.
- Arrête ! cria-t-elle. Va-t'en maintenant, va-t'en !
Paul trottinait derrière elle, cherchant toujours à reprendre son souffle.
- Je ne peux pas gagner, dit-il. Laisse-moi souffler un peu.
Au prix d'un grand effort, il passa devant elle et lui barra le chemin. Il souriait, désespérant de reprendre la situation en main, les poings sur les hanches.
- Alors, petite conne ! lui dit-il d'un ton affectueux.
Jeanne lui dit rapidement en français :
- Cette fois-ci, je vais appeler la police.
Il décida alors de ne pas la laisser partir. Il ferait n'importe quoi pour l'empêcher de s'éloigner. Elle était sa dernière chance d'aimer.
Elle passa devant lui.
- Enfin, merde, je ne t'empêche pas de passer, dit-il d'un ton amer. Je veux dire, après vous, mademoiselle.
Elle s'arrêta au coin de la rue regardant la porte cochère de l'immeuble de sa mère. Elle tremblait et s'efforçait de maîtriser l'affolement qui menaçait de la faire se précipiter sous le porche. Paul comprit qu'elle avait vraiment peur. Il pourrait la rassurer plus tard, songea-t-il, quand il aurait découvert où elle habitait.
- Au revoir, petite sœur, dit-il en passant devant elle, d'ailleurs, tu as l'air trop tarte. Je me fous pas mal de ne jamais te revoir.
Il continua sa marche, faisant semblant d'avoir perdu tout intérêt. Jeanne le suivit des yeux, puis tourna les talons et traversa la rue en courant. Elle s'engouffra dans l'immeuble, mais au moment où elle refermait la porte, Paul arriva en trombe et déboucha dans l'entrée juste à l'instant où Jeanne fermait la porte de l'ascenseur. Elle le regarda, terrifiée, saisir la frêle poignée métallique et s'efforcer d'ouvrir la porte.
L'ascenseur s'élevait lentement.
- Merde ! fit Paul.
Bondissant dans l'escalier, il s'efforça de rattraper l'ascenseur.
- Tu es fini ! cria Jeanne en français, fini...
Il arriva au palier du premier étage et empoigna la porte de l'ascenseur, mais trop tard. La cabine continuait à monter, avec Jeanne tapie dans le fond.
- Les flics... balbutia-t-elle.
- Oh, la police, je l'emmerde.
L'ascenseur passa au niveau du palier du second étage avant que Paul puisse saisir la porte. Il continua à monter.
- Tu es fini ! lui cria-t-elle.
L'ascenseur s'arrêta au troisième étage et Jeanne se précipita et, se mit à marteler à coups de poing la porte de l'appartement de sa mère. Paul surgit derrière elle.
- Écoute, fit-il, haletant, il faut que je te parle.
Jeanne passa devant lui et se mit à frapper à la porte de l'autre appartement, mais personne ne répondit. Paul la suivit et, lorsqu'il lui toucha le bras, elle se mit à hurler.
- Ça devient ridicule.
- Au secours ! hurla-t-elle, en cherchant sa clef dans son sac. Au secours !
Personne ne vint. Elle enfonça frénétiquement la clef dans la serrure et, quand la porte s'ouvrit, elle faillit tomber à l'intérieur. Paul était juste derrière elle, bloquant le battant de l'épaule. Elle se précipita dans l'appartement devant lui, sans rien voir, poussée par une terreur qui concentrait toutes ses pensées sur un unique objet dans le tiroir de la commode. Il n'y avait aucun moyen de l'arrêter. Elle avait toujours su qu'elle ne pourrait pas lui échapper. Mais malgré tout, elle ne s'attendait pas à une poursuite aussi acharnée.
- Voici le générique, fit Paul, s'arrêtant pour contempler les gravures et les armes indigènes. La séance va commencer.
Jeanne ouvrit le tiroir et prit le pistolet d'ordonnance de son père. Il lui parut lourd, froid et efficace, et elle le dissimula à l'intérieur de son manteau avant de se retourner pour affronter Paul.
- Je suis un peu vieux, dit Paul avec un sourire triste. Je suis plein de souvenirs maintenant.
Jeanne le vit avec une horrible fascination décrocher un des képis de son père et le poser de guingois sur sa tête. Il s'approcha d'elle.
- Comment aimes-tu ton héros ? demanda-t-il. Bleu ou à point ?
Il conservait tout son charme.
Il lança au loin le képi d'un grand geste. Elle était là, elle était à lui maintenant et il ne pouvait pas la laisser partir. L'idée d'avoir enfin trouvé quelqu'un à aimer lui semblait magnifique.
- Tu as parcouru l'Afrique et l'Asie et l'Indonésie, et maintenant je t'ai trouvée. Et je t'aime.
Il était sincère.
Il s'approcha plus près d'elle, sans remarquer que son manteau s'était entrouvert. Le canon du pistolet se braqua vers lui. Il leva la main pour lui caresser la joue et murmura :
- Je veux savoir ton nom.
- Jeanne, dit-elle en pressant la gâchette.
L'explosion le fit reculer de quelques pas, mais il ne tomba pas. L'odeur de cordite brûlée emplit l'air, et le pistolet trembla dans la main de Jeanne. Paul se pencha un peu en avant, une main crispée sur le ventre, l'autre toujours levée. Son expression n'avait pas changé.
- Nos enfants... commença-t-il... Nos enfants...
Il tourna sur lui-même et se dirigea en trébuchant vers la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse. Au moment où il l'ouvrit, une bouffée d'air lui fit voler les cheveux, et un instant il eut l'air presque jeune. Il sortit sur le carrelage, prit appui contre la balustrade et tourna le visage vers le ciel tout bleu. Paris s'étendait devant lui.
D'un geste lent et gracieux, il ôta le chewing-gum qu'il avait dans la bouche, et le colla délicatement sous la barre supérieure du balcon.
- Nos enfants, dit-il, se souviendront.
Ce fut la dernière chose qu'il eut conscience d'avoir dite. Mais son dernier mot sur terre, il le murmura dans un dialecte tahitien. Il s'effondra lourdement au pied d'un sapin en pot, recroquevillé comme un enfant endormi, et mourut en souriant.
- Je ne sais pas qui il était, murmurait Jeanne, tenant toujours le pistolet à la main, les yeux grand ouverts sur un décor qu'elle ne voyait pas.
» Il m'a suivie. Il a essayé de me violer. Il était fou... Je ne sais pas son nom, je ne le connais pas, je ne sais pas... Il a essayé de me violer, il était fou... Je ne connais même pas son nom.
Ce détail-là au moins était vrai.