—Est-il possible, me dis-je, qu'une si jolie chose soit en de si laides mains? et si Catherine me dédaigne, faut-il encore qu'elle me rende ses mépris plus cruels par le goût qu'elle a de ce vilain frère Ange?
Cette préférence me semblait étonnante et j'en concevais autant de surprise que de dégoût. Mais je n'étais pas en vain l'élève de M. Jérôme Coignard. Ce maître incomparable avait formé mon esprit à la méditation. Je me représentai les Satyres qu'on voit dans les jardins ravissant des Nymphes, et fis réflexion que, si Catherine était faite comme une Nymphe, ces Satyres, tels qu'on nous les montre, étaient aussi affreux que ce capucin. J'en conclus que je ne devais pas m'étonner excessivement de ce que je venais de voir. Pourtant mon chagrin ne fut point dissipé par ma raison, sans doute parce qu'il n'y avait point sa source. Ces méditations me conduisirent, à travers les ombres de la nuit et les boues du dégel, jusqu'à la route de Saint-Germain, où je rencontrai M. l'abbé Jérôme Coignard qui, ayant soupé en ville, rentrait de nuit à la Croix-des-Sablons.
—Mon fils, me dit-il, je viens de m'entretenir de Zozime et des gnostiques à la table d'un ecclésiastique très docte, d'un autre Pereisc. Le vin était rude et la chère médiocre. Mais le nectar et l'ambroisie coulaient de tous les discours.
Mon bon maître me parla ensuite du Panopolitain avec une éloquence inconcevable. Hélas! je l'écoutai mal, songeant à cette goutte de clair de lune qui était tombée dans la nuit sur les lèvres de Catherine.
Enfin, il s'arrêta et je lui demandai sur quel fondement les Grecs avaient établi le goût des Nymphes pour les Satyres. Mon bon maître était prêt à répondre sur toutes les questions, tant son savoir avait d'étendue. Il me dit:
—Mon fils, ce goût est fondé sur une sympathie naturelle. Il est vif, bien que moins ardent que le goût des Satyres pour les Nymphes, auquel il correspond. Les poètes ont très bien observé cette distinction. A ce propos, je vous conterai une singulière aventure que j'ai lue dans un manuscrit qui faisait partie de la bibliothèque de M. l'évêque de Séez. C'était, (je le vois encore) un recueil in-folio, d'une bonne écriture du siècle dernier. Voici le fait singulier qui y est rapporté. Un gentilhomme normand et sa femme prirent part à un divertissement public, déguisés l'un en Satyre, l'autre en Nymphe. On sait, par Ovide, avec quelle ardeur les Satyres poursuivent les Nymphes. Ce gentilhomme avait lu les Métamorphoses . Il entra si bien dans l'esprit de son déguisement que, neuf mois après, sa femme lui donna un enfant qui avait le front cornu et des pieds de bouc. Nous ne savons ce qu'il advint du père, sinon que, par un sort commun à toute créature, il mourut, laissant avec son petit capripède un autre enfant plus jeune, chrétien celui-là, et de forme humaine. Ce cadet demanda à la justice que son frère fût déchu de l'héritage paternel pour cette raison qu'il n'appartenait pas à l'espèce rachetée par le sang de Jésus-Christ. Le Parlement de Normandie siégeant à Rouen lui donna gain de cause, et l'arrêt fut enregistré.
Je demandai à mon bon maître s'il était possible qu'un travestissement pût avoir un tel effet sur la nature, et que la façon d'un enfant résultât de celle d'un habit. M. l'abbé Coignard m'engagea à n'en rien croire.
—Jacques Tournebroche, mon fils, me dit-il, qu'il vous souvienne qu'un bon esprit repousse tout ce qui est contraire à la raison, hors, en matière de foi, où il convient de croire aveuglément. Dieu merci! je n'ai jamais erré sur les dogmes de notre très sainte religion, et j'espère bien me trouver en cette disposition à l'article de la mort.
En devisant de la sorte, nous arrivâmes au château. Le toit apparaissait éclairé par une lueur rouge, au milieu des ténèbres. D'une des cheminées sortaient des étincelles qui montaient en gerbes pour retomber en pluie d'or sous une fumée épaisse dont le ciel était voilé. Nous crûmes l'un et l'autre que les flammes dévoraient l'édifice. Mon bon maître s'arrachait les cheveux et gémissait.
—Mon Zozime, mes papyrus et mes manuscrits grecs! Au secours! au secours! mon Zozime!
Courant par la grande allée, sur les flaques d'eau qui reflétaient des lueurs d'incendie, nous traversâmes le parc, enseveli dans une ombre épaisse. Il était calme et désert. Dans le château tout semblait dormir. Nous entendions le ronflement du feu, qui remplissait l'escalier obscur. Nous montâmes deux à deux les degrés, nous arrêtant par moments pour écouter d'où venait ce bruit épouvantable.
Il nous parut sortir d'un corridor du premier étage où nous n'avions jamais mis les pieds. Nous nous dirigeâmes à tâtons de ce côté, et, voyant par les fentes d'une porte close des clartés rouges, nous heurtâmes de toutes nos forces les battants. Ils cédèrent tout à coup.
M. d'Astarac, qui venait de les ouvrir, se tenait tranquille devant nous. Sa longue forme noire se dressait dans un air enflammé. Il nous demanda doucement pour quelle affaire pressante nous le cherchions à cette heure.
Il n'y avait point d'incendie, mais un feu terrible, qui sortait d'un grand fourneau à réverbère, que j'ai su depuis s'appeler athanor. Toute cette salle, assez vaste, était pleine de bouteilles de verre au long col, sur lequel serpentaient des tubes de verre à bec de canard, des cornues semblables à des visages joufflus, d'où partait un nez comme une trompe, des creusets, des matras, des coupelles, des cucurbites, et des vases de formes inconnues.
Mon bon maître dit, en s'épongeant le visage, qui luisait comme braise:
—Ah! monsieur, nous avons cru que le château flambait ainsi qu'une paille sèche. Dieu merci, la bibliothèque n'est pas brûlée. Mais je vois que vous pratiquez, monsieur, l'art spagyrique.
—Je ne vous celerai pas, répondit M. d'Astarac, que j'y ai fait de grands progrès, sans avoir trouvé toutefois le thélème qui rendra mes travaux parfaits. Au moment même où vous avez heurté cette porte, je recueillais, messieurs, l'Esprit du Monde et la Fleur du Ciel, qui est la vraie Fontaine de Jouvence. Entendez-vous un peu l'alchimie, monsieur Coignard?
L'abbé répondit qu'il en avait pris quelque teinture dans les livres, mais qu'il en tenait la pratique pour pernicieuse et contraire à la religion. M. d'Astarac sourit et dit encore:
—Vous êtes trop habile homme, monsieur Coignard, pour ne pas connaître l'Aigle volante, l'Oiseau d'Hermès, le Poulet d'Hermogène, la Tête de Corbeau, le Lion vert et le Phénix.
—J'ai ouï dire, répondit mon bon maître, que ces noms désignaient la pierre philosophale, à ses divers états. Mais je doute qu'il soit possible de transmuter les métaux.
M. d'Astarac répliqua avec beaucoup d'assurance:
—Rien ne me sera plus facile, monsieur, que de mettre fin à votre incertitude.
Il alla ouvrir un vieux bahut boiteux, adossé au mur, y prit une pièce de cuivre à l'effigie du feu roi et nous fit remarquer une tache ronde qui la traversait de part en part.
—C'est, dit-il, l'effet de la pierre qui a changé le cuivre en argent. Mais ce n'est là qu'une bagatelle.
Il retourna au bahut et en tira un saphir de la grosseur d'un oeuf, une opale d'une merveilleuse grandeur et une poignée d'émeraudes parfaitement belles.
—Voici, dit-il, quelques-uns de mes ouvrages, qui vous prouvent suffisamment que l'art spagyrique n'est pas le rêve d'un cerveau creux.
Il y avait au fond de la sébile où ces pierres étaient jetées cinq ou six petits diamants, dont M. d'Astarac ne nous parla même point. Mon bon maître lui demanda s'ils étaient aussi de sa façon. Et l'alchimiste ayant répondu que oui:
—Monsieur, dit l'abbé, je vous conseillerais de montrer ceux-là en premier lieu aux curieux, par prudence. Si vous faites paraître d'abord le saphir, l'opale et le rubis, on vous dira que le diable seul a pu produire de telles pierres, et l'on vous intentera un procès en sorcellerie. Aussi bien le diable seul pourrait vivre à l'aise sur ces fourneaux où l'on respire la flamme. Pour moi, qui y suis depuis un quart d'heure, je me sens déjà à moitié cuit.
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