Les rives de Sicile et les rives de la Calabre exhalent une si puissante odeur d’orangers fleuris, que le détroit tout entier en est parfumé comme une chambre de femme. Bientôt, la ville s’éloigne, nous passons entre Charybde et Scylla, les montagnes s’abaissent derrière nous, et, au-dessus d’elles, apparaît la cime écrasée et neigeuse de l’Etna, qui semble coiffé d’argent sous la clarté de la pleine lune.
Puis on sommeille un peu, bercé par le bruit monotone de l’hélice, pour rouvrir les yeux à la lumière du jour naissant.
Voici, là-bas, en face de nous, les Lipari. La première, à gauche, et la dernière à droite, jettent sur le ciel une épaisse fumée blanche. Ce sont le Volcano et le Stromboli. Entre ces deux volcans, on aperçoit Lipari, Filicuri, Alicuri, et quelques îlots très bas.
Et le bâtiment sera bientôt devant la petite île et la petite ville de Lipari.
Quelques maisons blanches au pied d’une grande côte verte. Rien de plus, pas d’auberge, aucun étranger n’abordant sur cette île.
Elle est fertile, charmante, entourée de rochers admirables, aux formes bizarres, d’un rouge puissant et doux. On y trouve des eaux thermales qui furent autrefois fréquentées, mais l’évêque Todaso fit détruire les bains qu’on avait construits, afin de soustraire son pays à l’influence des étrangers.
Lipari est terminée, au nord, par une singulière montagne blanche, qu’on prendrait de loin pour une montagne de neige, sous un ciel plus froid. C’est de là qu’on tire la pierre ponce pour le monde entier.
Mais je loue une barque pour aller visiter Volcano.
Entraînée par quatre rameurs, elle suit la côte fertile, plantée de vignes. Les reflets des rochers rouges sont étranges dans la mer bleue. Voici le petit détroit qui sépare les deux îles. Le cône du Volcano sort des flots, comme un volcan noyé jusqu’à sa tête.
C’est un îlot sauvage, dont le sommet atteint environ quatre cents mètres et dont la surface est d’environ vingt kilomètres carrés. On contourne, avant de l’atteindre, un autre îlot, le Volcanello, qui sortit brusquement de la mer vers l’an 200 avant J.-C. et qu’une étroite langue de terre, balayée par les vagues aux jours de tempête, unit à son frère aine.
Nous voici au fond d’une baie plate, en face du cratère qui fume. A son pied, une maison habitée par un Anglais qui dort, parait-il, en ce moment, sans quoi je ne pourrais gravir le volcan que cet industriel exploite ; mais il dort, et je traverse un grand jardin potager, puis quelques vignes, propriété de l’Anglais, puis un vrai bois de genêts d’Espagne en fleur. On dirait une immense écharpe jaune, enroulée autour du cône pointu, dont la tête aussi est jaune, d’un jaune aveuglant sous l’éclatant soleil. Et je commence à monter par un étroit sentier qui serpente dans la cendre et dans la lave, va, vient et revient, escarpé, glissant et dur. Parfois, comme on voit en Suisse des torrents tomber des sommets, on aperçoit une immobile cascade de soufre qui s’est épanchée par une crevasse.
On dirait des ruisseaux de féerie, de la lumière figée, des coulées de soleil.
J’atteins enfin, sur le faite, une large plate-forme autour du grand cratère. Le sol tremble, et, devant moi, par un trou gros comme la tête d’un homme, s’échappe avec violence un immense jet de flamme et de vapeur, tandis qu’on voit s’épandre des lèvres de ce trou le soufre liquide, doré par le feu. Il forme, autour de cette source fantastique, un lac jaune bien vite durci.
Plus loin, d’autres crevasses crachent aussi des vapeurs blanches qui montent lourdement dans l’air bleu.
J’avance avec crainte sur la cendre chaude et la lave jusqu’au bord du grand cratère. Rien de plus surprenant ne peut frapper l’œil humain.
Au fond de cette cuve immense, appelée « la Fossa », large de cinq cents mètres et profonde de deux cents mètres environ, une dizaine de fissures géantes et de vastes trous ronds vomissent du feu, de la fumée et du soufre, avec un bruit formidable de chaudières. On descend, le long des parois de cet abîme, et on se promène jusqu’au bord des bouches furieuses du volcan. Tout est jaune autour de moi, sous mes pieds et sur moi, d’un jaune aveuglant, d’un jaune affolant. Tout est jaune : le sol, les hautes murailles et le ciel lui-même. Le soleil jaune verse dans ce gouffre mugissant sa lumière ardente, que la chaleur de cette cuve de soufre rend douloureuse comme une brûlure. Et l’on voit bouillir le liquide jaune qui coule, on voit fleurir d’étranges cristaux, mousser des acides éclatants et bizarres au bord des lèvres rouges des foyers.
L’Anglais qui dort au pied du mont cueille, exploite et vend ces acides, ces liquides, tout ce que vomit le cratère ; car tout cela, parait-il, vaut de l’argent, beaucoup d’argent. Je reviens lentement, essoufflé, haletant, suffoqué par l’haleine irrespirable du volcan ; et bientôt, remonté au sommet du cône, j’aperçois toutes les Lipari égrenées sur les flots.
Là-bas, en face, se dresse le Stromboli : tandis que, derrière moi, l’Etna gigantesque semble regarder au loin ses enfants et ses petits-enfants.
De la barque, en revenant, j’avais découvert une île cachée derrière Lipari. Le batelier la nomma : « Salina ». C’est sur elle qu’on récolte le vin de Malvoisie.
Je voulus boire à sa source même une bouteille de ce vin fameux. On dirait du sirop de soufre. C’est bien le vin des volcans, épais, sucré, doré et tellement soufré, que le goût vous en reste au palais jusqu’au soir : le vin du diable.
Le sale vapeur qui m’a amené me remmène. D’abord, je regarde le Stromboli, montagne ronde et haute, dont la tête fume et dont le pied s’enfonce dans la mer. Ce n’est rien qu’un cône énorme qui sort de l’eau. Sur ses flancs, on distingue quelques maisons accrochées comme des coquilles marines au dos d’un rocher. Puis mes yeux se tournent vers la Sicile, où je reviens, et ils ne peuvent plus se détacher de l’Etna accroupi sur elle, l’écrasant de son poids formidable, monstrueux, et dominant de sa tète couverte de neige toutes les autres montagnes de l’île.
Elles ont l’air de naines, ces grandes montagnes, au-dessous de lui ; et lui-même il semble bas, tant il est large et pesant. Pour comprendre les dimensions de ce lourd géant, il faut le voir de la pleine mer.
A gauche, se montrent les rives montueuses de la Calabre, et le détroit de Messine s’ouvre comme l’embouchure d’un fleuve. On y pénètre pour entrer bientôt dans le port. La ville n’a rien d’intéressant. On prend, dès le jour même, le chemin de fer pour Catane. Il suit une côte admirable, contourne des golfes bizarres que peuplent, au fond des baies, au bord des sables, de petits villages blancs. Voici Taormine.
Un homme n’aurait à passer qu’un jour en Sicile et demanderait : « Que faut-il y voir ? » Je lui répondrais sans hésiter : « Taormine ».
Ce n’est rien qu’un paysage, mais un paysage où l’on trouve tout ce qui semble fait sur la terre pour séduire les yeux, l’esprit et l’imagination.
Le village est accroché sur une grande montagne, comme s’il eût roulé du sommet, mais on ne fait que le traverser, bien qu’il contienne quelques jolis restes du passé, et l’on va au théâtre grec, pour y voir le coucher du soleil.
J’ai dit, en parlant du théâtre de Ségeste, que les Grecs savaient choisir, en décorateurs incomparables, le lieu unique où devait être construit le théâtre, cet endroit fait pour le bonheur des sens artistes.
Celui de Taormine est si merveilleusement placé qu’il ne doit pas exister, par le monde entier, un autre point comparable. Quand on a pénétré dans l’enceinte, visité la scène, la seule qui soit parvenue jusqu’à nous en bon état de conservation, on gravit les gradins éboulés et couverts d’herbe, destinés autrefois au public, et qui pouvaient contenir trente-cinq mille spectateurs, et on regarde.
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