Ce qui frappe le plus en entrant dans Alger, c'est le bruit et le mouvement des rues. On ne parle pas, on crie ; on ne circule pas, on se heurte ; les chevaux ne trottent pas, ils s'emportent, sans aller plus vite que s'ils trottaient. Cela est gai, remuant, amusant, distrayant, étourdissant. La ville est vivante au possible, colorée et charmante. Elle serait délicieuse si elle était propre. Mais je ne sais pas s'il en est beaucoup de par le monde où traînent autant de saletés. On ne sait où mettre le pied sur le trottoir ou sur la chaussée. Le ruisseau peut-être semble préférable, attendu qu'on n'y jette jamais rien ; toutes les odeurs possibles vous suivent et vous asphyxient. N'importe, on est content tout de même, tant les rues sont jolies à voir. S'il pleut, par exemple, ne sortez pas, car elles deviennent des cloaques absolument infranchissables.
Que de fois n'a-t-on point décrit la ville arabe, ce labyrinthe de ruelles, d'escaliers, d'impasses, de couloirs tortueux au milieu de ces petites maisons impénétrables, serrées les unes contre les autres, se touchant presque à leur sommet, bizarres, irrégulières, dont le premier étage, un peu saillant, est soutenu par une multitude de bâtons peints à la chaux et scellés dans le mur inférieur, et dont les terrasses, comme les marches isolées d'un escalier disloqué par un tremblement de terre, s'étagent les unes sur les autres, en regardant au loin la grande baie et le cap Matifou.
La partie française d'Alger, depuis sept ans, n'a guère changé. On a, cependant, l'impression que la ville est plus riche, plus sûre d'elle-même, plus laborieuse, plus capitale. Les produits algériens ont un nom ; les vins d'Algérie vont dans le monde entier ; les terres algériennes se couvrent de vignes qui fourniront bientôt des boissons, un peu lourdes, mais saines, à l'Europe phylloxérée et on dirait qu'Alger sent son importance grandissante. Elle a raison.
En cette ville, d'une physionomie si spéciale, on ne se croit pas dans une grande cité départementale, dans un chef-lieu de province, mais dans une capitale d'État. Elle est bien, avec son activité et la confusion des types, des langues, des costumes, des usages, des religions, qui lui donne un caractère unique, la capitale bigarrée de cette Africa cosmopolite, aujourd'hui colonie française.
Mais elle devient insensiblement, ou plutôt sensiblement, un sol français. Le progrès de la colonisation, depuis sept ans que je ne l'avais vue, est indubitable, indiscutable. Des colons sont arrivés qui n'étaient plus les déclassés, les fugitifs des premiers jours, mais des travailleurs sachant qu'on peut, sur cette terre neuve, gagner sa vie mieux qu'ailleurs. A côté de leurs fermes, on rencontre partout, maintenant, les propriétés des riches agriculteurs français, qui ont placé des fonds en ce pays et y tentent les grandes cultures.
Beaucoup de choses cependant s'opposent encore au développement rapide de cette belle colonie ou, plutôt, de ce morceau de la Fiance. On y manque de ce qu'on pourrait appeler l'outillage de la civilisation. Il n'y a pas de routes, pas de chemins de fer, pas de barrage et, par conséquent, pas d'eau. Si on donnait suite au projet ingénieux de M. Tirman, qui demande l'abandon, par la France, à l'Algérie, de son excédent de recettes, afin de pouvoir s'assurer ainsi la possibilité de faire un gros emprunt, cette terre, en peu d'années, pourrait arriver presque à son maximum de production, qu'elle n'atteindrait, avec les ressources actuelles, que dans un temps fort éloigné.
Espérons qu'on ne refusera point au gouverneur général le moyen de rendre ainsi tout à fait salutaire l'influence bienfaisante qu'il a exercée sur l'Algérie.
Alger est un centre où bat une vie indépendante, où coule un sang français nouveau, où une société intelligente et une élite intellectuelle se sont formées, qui en font un des grands foyers humains du vieux monde.
Et la preuve que cette ville rivalise presque en tout avec Paris, c'est qu'au vieux Prado, romantique de la Seine, elle a opposé le Chambige, complexe et décadent, pour qui on a été d'ailleurs plus sévère ici que là-bas ; car, ici, on a vu de plus près ce vilain crime, dont les petits, les menus détails révoltants ont inspiré une universelle répulsion pour ce raté de la vie et de la mort, qui afin d'expliquer l'écart de la troisième balle, après la justesse des deux premières, n'a rien trouvé de mieux que de communiquer au public palpitant les lettres d'amour de celle qu'il avait suicidée héroïquement.
On nous a dit, pour expliquer cette attitude peu conforme aux traditions de la galanterie française, que la sensibilité de son âme était d'une espèce si rare, que les gens d'une droiture vulgaire n'y pouvaient rien comprendre.
N'aurait-il pas mieux valu, pour la pauvre femme victime de sa supériorité sentimentale, qu'il eût montré moins de sensibilité et de délicatesse ?
Le désir ne m'est pas venu de demander l'autorisation de visiter ce criminel illustre dans son cachot ; mais j'ai pu voir, le jour même où deux des leurs allaient repartir pour l'immense désert inconnu qui va de nos possessions à l'Afrique centrale, les sept Touaregs faits prisonniers l'an dernier par les Chaamba.
Il est bien rarement donné à des yeux européens de pouvoir contempler des Touaregs, ces mystérieux et terribles cavaliers qui rôdent sur nos frontières. Deux hommes seulement jusqu'ici ont donné sur eux, sur leurs immenses confédérations qui vont du Soudan et de l'Égypte à l'océan Atlantique, quelques détails un peu précis : ce sont les voyageurs Barth et Duveyrier.
Le dernier Européen qui ait pénétré sur leurs territoires est le malheureux colonel Flatters, qui fut massacré par eux avec toute la colonne qu'il commandait. On se rappelle comment il fut surpris auprès d'un puits, avec son état-major et toutes les bêtes de somme qu'on chargeait d'eau, entouré et mis à mort. On se rappelle aussi l'épouvantable fuite, la retraite horrible des survivants restés à garder le camp, qui, sans eau, sans chameaux, partirent à travers le sable, et, après quelques jours de marche, sentant qu'il fallait s'entre-tuer et s'entre-manger, se mirent à marcher isolément, à portée de fusil l'un de l'autre, et se cachant, se rasant comme des gibiers derrière toutes les saillies du sol. Un soir enfin, le premier duel eut lieu ; le premier mort, frappé d'une balle, roula sur le sol, et tous accoururent à cette curée humaine. Un Arabe, armé d'un couteau, s'improvisa boucher, dépeça et distribua la victime aux camarades, qui se sauvèrent avec leurs parts, et reprirent, loin [l'un] de l'autre, leur marche terrible.
Et, durant plus d'une semaine, le monstrueux combat recommença chaque jour et chaque jour les misérables dévoraient un des leurs. Le dernier tué et mangé ainsi fut le maréchal des logis Pobéguin. Le lendemain, les secours envoyés d'Ouargla rencontraient les débris de la colonne. Depuis ce moment, aucun contact n'avait eu lieu entre les Touaregs et nous.
Or, l'an dernier, une troupe de ces enragés pillards se mit en route pour venir razzier les chameaux de nos tribus de l'extrême Sud, les Chaamba. Ce détachement, fort de quarante hommes, monté sur des méhara coureurs, surprit en effet les troupeaux de leurs ennemis et les enleva.
Mais, dans le désert, comme ailleurs, tout se sait, et les Chaamba, prévenus, partirent au nombre de trois cents pour couper la route au convoi, et ils allèrent l'attendre au puits, où ne pouvaient manquer de venir boire les Touaregs. Ceux-ci, qui peuvent rester six jours sans manger et trois jours sans boire, arrivèrent avec leurs bêtes volées et aperçurent les Chaamba prêts à combattre. Les Touaregs, malheureusement pour eux, s'étaient divisés en deux troupes, et cette bande, forte de vingt hommes seulement, exténués de faim et de fatigue, ne pouvait guère livrer bataille à trois cents Chaamba. S'ils eussent été réunis, ils auraient pu attaquer et vaincre, car ce sont d'intrépides soldats.
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