A la vue des soldats, les lazzarettistes, sans armes d’ailleurs, poussèrent des vociférations et lancèrent quelques pierres, comme il arrive toujours quand le peuple soulevé se trouve en face de la troupe.
Les carabiniers, effrayés à leur tour et se croyant menacés firent feu ; et le prophète, atteint d’une balle, tomba mort au milieu de ses disciples, dont plusieurs avaient été blessés.
Cette fin tragique mit l’auréole du martyre sur le front de l’illuminé, consacra sa doctrine et fortifia la foi de ses adeptes.
Ses disciples, encore assez nombreux aujourd’hui, attendent toujours la réalisation de ses promesses.
L’étude de ces derniers croyants termine l’ouvrage du professeur Barzellotti, qui montre vraiment d’une façon saisissante la figure de ce paysan. Prophète égaré dans notre siècle, figure bizarre du Moyen Age qui apparaît étrangement au milieu des mœurs, des coutumes et des costumes modernes dans un paysage presque biblique, un de ces paysages latins où les grands peintres de la Renaissance italienne nous ont accoutumés à voir des miracles.
Nos optimistes
( Le Figaro , 1er janvier 1886)
Le pessimisme n’a qu’à bien se tenir. Voici que M. Ludovic Halévy, du haut de l’Académie française, dit son fait à Schopenhauer.
Musset avait crié à Voltaire :
« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? »
M. Ludovic Halévy renouvelle cette imprécation contre l’admirable et tout-puissant philosophe allemand dont le génie domine et gouverne, aujourd’hui, presque toute la jeunesse du monde.
Le sourire satisfait de l’heureux académicien s’indigne contre le sourire diabolique du prodigieux sceptique qui méprisa la vie autant que l’homme et nous apprit, après beaucoup d’autres d’ailleurs, que l’une et l’autre ne valent pas grand-chose.
La gaieté aimable du spirituel écrivain, du charmant fantaisiste à qui nous devons les Cardinal, s’efface devant la gaieté sournoise et terrible du grand ironique de ce siècle.
Ils n’étaient pas créés pour se comprendre en effet.
M. Halévy, homme heureux, auteur heureux, à qui tous les succès arrivent, et qui les mérite, juge excellente l’existence, et ses voisins de l’Académie, des êtres exceptionnels, d’où il conclut que tous les hommes sont parfaits et toutes les choses à souhait.
Nous avons déjà vu, je crois, dans un conte de Voltaire, un certain docteur de cet avis.
Mais pourquoi les gens contents qui entrent à l’Académie, après l’avoir beaucoup désiré, veulent-ils empêcher les autres d’avoir un idéal différent, plus difficile, même inaccessible ? Peu importe d’ailleurs ! Ce qui importe, c’est d’empêcher à tout prix qu’on nous parle plus longtemps du pessimisme qui devient la grande scie de notre Troisième République. Nous lisions déjà l’autre jour, dans la Revue bleue, une conférence, fort remarquable du reste, de M. Ferdinand Brunetière, sur le même sujet, que le rédacteur de la Revue des Deux Mondes a traité avec une science, une hauteur de vue et une compétence absentes dans le discours élégant du glorieux académicien.
Mais qu’on soit pour ou qu’on soit contre, ne nous parlez plus de pessimisme ; par grâce, n’en parlez plus.
Le seul moyen pratique pour obtenir ce résultat serait de prier nos députés, qui ne font pas grand-chose de bon, de nous voter une loi rédigée à peu près ainsi :
« LOI
Tendant à réprimer le pessimisme contemporain
Article premier — Il est rigoureusement interdit à tout Français sachant lire et écrire de rien lire ou de rien écrire sur le pessimisme contemporain.
Art. 2 — Il est rigoureusement interdit sous peine de deux ans à vingt ans de travaux forcés d’être ou de paraître malheureux, malade, difforme, scrofuleux, etc., etc., de perdre un membre dans un accident de voiture, de chemin de fer ou autre, à moins qu’on ne se déclare aussitôt satisfait de cet événement.
Art. 3 — Il est défendu à tout Français, majeur ou non, de mourir de faim.
Art. 4 — Ceux qui n’ont pas de domicile et qui sont forcés de passer sur des bancs ou sous des ponts les nuits glaciales devront chanter des chansons plaisantes et honnêtes de six heures du soir à six heures du matin pour bien prouver leur satisfaction aux gens qui rentrent chez eux.
Art. 5 — Tout homme riche qui se dirait pessimiste sera immédiatement mis à mort.
Art. 6 — Une exception sera faite en faveur de ceux qui, ayant moins de mille francs de rentes, auront plus de dix enfants.
Art. 7 — Une autre exception en faveur des gens atteints par cas extraordinaire d’une maladie chronique du cœur, de l’estomac, du foie ou du cerveau, affections qui sont de nature à déterminer un mauvais caractère.
Art. 8 — Il est interdit à tout Français riche et bien portant de s’apitoyer sur le sort des misérables, des vagabonds, des infirmes, des vieillards sans ressources, des enfants abandonnés, des mineurs, des ouvriers sans travail et en général de tous les souffrants qui forment en moyenne les deux tiers de la population, ces préoccupations pouvant jeter les esprits sains dans la déplorable voie du pessimisme.
Art. 9 — Quiconque parlera de Decazeville ou de Germinal sera puni de mort.
Art. 10 — Quiconque sera convaincu d’avoir acheté ou de posséder chez soi Germinal devra payer à l’État une amende de 1000 francs. Une enquête sera faite à domicile dans ce but, par les gendarmes sur qui il est défendu de tirer.
Art. 11 — La tendance au pessimisme, provenant d’une manière de penser défectueuse de la nouvelle génération, le gouvernement, grâce au précieux concours des trente-six membres toujours vivants de l’Académie française, réunis sous la présidence de M. Ludovic Halévy, croit devoir rectifier de la façon suivante quelques idées défectueuses et dangereuses qui ont cours dans le public.
Le malheur n’existant pas, et ne provenant que d’un vice d’appréciation, il suffira, pour être toujours et constamment très heureux, de se bien convaincre :
1° Que tout est parfait ici-bas, depuis la politesse des cochers de fiacre, jusqu’à l’intelligence des députés.
2° Que la fortune est plutôt une calamité qu’un bonheur, et la misère plutôt un bonheur qu’une calamité.
3° Que la faim est un excellent moyen d’apprécier l’exquise saveur du pain sec quand un passant vous a donné cinq centimes ; que la soif est un excellent procédé contre l’ivrognerie ; que les infirmités sont des épreuves utiles, les épidémies un parfait moyen d’avancement pour les survivants, la guerre une saignée bien aisante, et celle du Tonkin en particulier une méthode ingénieuse inventée pour remplacer par des torpilleurs à bon marché toute notre marine cuirassée mise aux vieux fers chinois.
4° Toute situation fâcheuse ne devra jamais être regardée que comme transitoire. C’est ainsi que les républicains d’hier considéraient l’Empire comme le plus sûr moyen d’arriver à la République, et que les réactionnaires d’aujourd’hui considèrent la République comme la meilleure manière de revenir à la monarchie.
Avec cette façon de voir, aucun pessimisme n’est plus possible.
En outre, à l’exemple de beaucoup d’hommes qui pensent ainsi déjà, tout Français devra envisager :
— La mort de ses enfants comme un soulagement ;
— Celle de ses parents comme un accroissement de bien-être ;
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