Peu à peu, il s’est mis à jouer son rôle, employant tous les moyens que lui suggéraient sa finesse et son intelligence, convaincu parfois que ce rôle lui était imposé par Dieu, et comprenant parfois aussi qu’il en imposait à ses concitoyens. Puis il est entré lentement dans la peau du personnage, ainsi qu’on dit au théâtre ; il s’est pris pour un messie ; la conscience de la comédie jouée s’est noyée dans l’acclamation de la foule, dans la popularité grandissante, dans l’admiration générale, pour ne plus lui laisser que l’orgueil de son triomphe et la certitude de sa mission. L’exaltation se développant en lui comme une ivresse qui grandit l’a mené sûrement à la folie mystique aiguë.
Le souvenir des apparitions du guerrier, de la Sainte Vierge et de saint Pierre a été fixé par un tableau appelé « la Madone de la Conférence », nom que Lazzaretti avait donné à son entretien avec ces personnages célestes ; et ce tableau fut exposé dans une chapelle érigée ad hoc dans le voisinage de la grotte par l’archiprêtre de Montorio.
Les reproductions de ce tableau sont pieusement conservées dans les demeures des paysans disciples de David.
Précédé par le récit de ces visions miraculeuses, le prophète rentra dans son pays natal où il devint l’objet de la vénération de tous. On l’appelait l’homme du mystère ; et de très loin des fervents accouraient pour le voir et l’écouter.
Sa renommée s’étendit de jour en jour, favorisée même par le clergé. L’archiprêtre d’Arcidosso le promenait par le pays en le montrant comme l’homme de Dieu.
David alors établit sa demeure sur l’une des montagnes les plus élevées autour du Monte Amiato, le Monte Labro que les lazzarettistes appellent aujourd’hui Monte Labaro (Drapeau). Sur ce sommet désert et inculte, la population voulut ériger, sous sa direction, une tour, un ermitage et une petite église dont les ruines subsistent encore. On vit plus de 300 hommes travailler sous les ordres du saint. Cet ermitage devint bientôt le centre de réunion des adeptes du prophète qui fonda entre eux plusieurs sociétés.
Dans tout fondateur de religion, il y a un législateur et souvent un socialiste. C’est à ce moment de la vie de David Lazzaretti que se développèrent ces deux tendances de son esprit.
Il fit donc des lois et des règlements, établit une association de secours mutuels et une autre association tout à fait communiste dont faisaient partie plus de 80 familles. Ces familles de paysans et de petits propriétaires mirent en commun tous leurs biens. On crut même à ce moment en Italie que le mouvement lazzarettiste était un mouvement agraire, tandis qu’il n’était en réalité qu’une évolution religieuse à laquelle prenaient part des petits propriétaires plutôt que des prolétaires.
Cependant le prophète, comprenant que tout prestige finit par s’affaiblir, que toute influence finit par s’user, voulut redonner une force nouvelle à son autorité, et il tenta d’autres aventures, avec cet instinct de la mise en scène qui ne lui fit jamais défaut.
Le 5 janvier 1870, après avoir soupé avec ses disciples, vêtus comme lui de robes étranges, et avoir prédit même que l’un d’eux l’avait trahi, il partit subitement et alla vivre en solitaire dans l’île de Monte-Cristo.
A son retour, après quarante jours d’absence, il reçut une véritable ovation.
Mais son nouveau séjour à Monte-Labro dura peu. Il partit alors pour la France, où il demeura huit années, à la Chartreuse de Grenoble d’abord, et puis dans les environs de Lyon, où il retrouva un de ses fervents disciples, M. Léon Duvachat, ancien magistrat qui l’avait connu en Italie et lui avait donné 14000 francs pour la tour de Monte-Labro.
M. Duvachat l’accueillit avec sa famille et le logea, se chargea de l’éducation de ses enfants Turpino et Bianca, et fit traduire et imprimer à ses frais les ouvrages du prophète : Les Fleurs célestes, Ma lutte avec Dieu et le Manifeste aux Princes chrétiens (Lyon, librairie Pitrat aîné).
Dans le Manifeste aux Princes chrétiens, David prédisait à l’Europe les successives apparitions de sept têtes de l’Antéchrist dont chacune signifierait un ennemi du parti légitimiste français et du pouvoir temporel des papes — Il y avait le cardinal Hohenlohe, le père Hyacinthe, Bismarck, etc.
Il résulta, d’ailleurs, du procès intenté à Sienne aux lazzarettistes en 1879, et qui se termina par leur acquittement, qu’un accord existait entre les disciples français et italiens de David, pour favoriser une aventure politique combinée entre les partis cléricaux des deux pays.
Une chose curieuse à noter dans les écrits de David, et qui rattache, selon M. Barzellotti, les utopies de ce prophète à la tradition mystique du Moyen Age, c’est la prédiction du prochain règne du Saint-Esprit. Cette prédiction fait partie, en effet, de la doctrine de Joachim de More, cité par Dante et étudié par M. Renan.
L’histoire de David aurait ressemblé à celle de beaucoup d’illuminés si une mort tragique n’était venue consacrer sa mémoire et transformer le prophète en martyr.
Après avoir été encouragé par le clergé de son pays, il vit ses ouvrages condamnés par les autorités ecclésiastiques. Puis on l’invita lui-même à se soumettre, ainsi que les deux prêtres qui dirigeaient la petite communauté de Monte-Labro.
Exaspéré par cette opposition et n’espérant plus pouvoir exécuter la réforme politique et religieuse qu’il avait rêves avec l’appui de l’Église, il devint un révolté et il imagina aussitôt un nouveau plan de réforme qui tendait à une République universelle appelée le Règne de Dieu, le siège de la papauté ayant été transporté par lui de Rome à Lyon.
Son exaltation toucha alors à la folie. Après avoir quitté la France pour se rendre à Rome où il se disait appelé par le Saint-Office, il déclara qu’il était le Christ lui-même, chef et juge revenu au monde, et il prédisait la modification prochaine de l’univers entier.
A Rome, il parut se soumettre, mais à peine revenu sur sa montagne, il se mit à prêcher violemment sa réforme, en réclamant le partage des terres.
Il transforma les rites de sa petite église et vit chaque jour augmenter le nombre de ses disciples.
L’opposition du clergé et de la partie riche de la population devint alors passionnée. D’un autre côté, son parti exigeait la réalisation de ses prophéties ; et David se résolut à frapper un grand coup sur les esprits.
Ayant réuni tous ses disciples sur sa montagne, il les tint en prière pendant quatre jours et quatre nuits, puis, quand il les eut exaltés par toutes sortes d’exercices pieux et de pénitences, il se mit à leur tête et descendit vers la plaine.
Ils étaient plusieurs centaines d’hommes et de femmes, vêtus de robes symboliques et chantant des psaumes au son des fanfares.
Les paysans accouraient sur leur passage et se joignaient à eux, s’attendant à des miracles, à des choses surprenantes et surhumaines. Et le cortège grossi sans cesse allait, traversait les villages en poussant des clameurs de piété sauvage.
Alors, le bruit se répandit dans le pays que cette horde de gens exaltés pillait et ravageait les demeures. Beaucoup d’hommes prirent les armes ; d’autres s’enfuirent.
C’était au lendemain de l’attentat de Passanante sur le roi Humbert ; les esprits étaient inquiets et troublés ; on prenait peur pour un rien.
Le chef de police de la contrée, surpris par la descente de cette procession de fanatiques, ne sachant guère à quelle sorte de gens il avait affaire, alla à leur rencontre avec les quelques carabiniers dont il pouvait disposer.
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