On ne s'apercevrait du changement que dans les salons officiels. — Et encore !.. Car les salons officiels d'aujourd'hui laissent un peu à désirer ; non pas que les femmes n'y soient charmantes, mais elles sont toutes, ou presque toutes du Midi, du Midi où l'on a l'assent ; pécairé ! Et, si cela rend la causerie charmante pour des Provençaux, il n'en est pas de même pour les gens du Nord, qui ont l'air maintenant de barbares étrangers à la patrie.
Les ambassadeurs voisins eux-mêmes s'étonnent, ne comprenant pas quelle modification profonde subit depuis quelques mois la langue de notre pays. Ils ont d'ailleurs signalé cette particularité à leurs gouvernements.
Lorsqu'on entre maintenant dans une soirée ministérielle, on reste surpris comme lorsqu'on arrive à Marseille pour la première fois.
Quelle étrange sensation, quand on pénètre dans Marseille ! On était habitué, jusque-là, à rencontrer, de temps en temps, un Marseillais dont la voix chantante amusait comme une bonne farce. Quand on se trouvait, par le plus grand des hasards, entre deux Marseillais pur-sang, on riait aux larmes, comme lorsqu'on écoute un gai dialogue du Palais-Royal.
Et voilà qu'on tombe dans un pays où tout le monde parle marseillais. On reste d'abord interdit, inquiet, persuadé qu'on est l'objet d'une scie générale, prêt à se fâcher quand un cocher vous dit : « Té, mon bon. » Puis, pécairé ! On en prend son parti ; et on se met à parler comme tout le monde, trou de l'air ! pour ne pas se faire remarquer, zé vous crois ! IL en est de même aujourd'hui dans les soirées officielles ; et, quand on vous offre une glace, vous vous écriez naturellement : « Une glace ? Dé quoi ? De l'oranze, mon bon ! Ze ne prends zamais que de la fraize. »
On passe auprès de deux dames pavoisées comme Paris au 14 Juillet. On écoute :
— Et té, comment la trouvez-vous, cette robe, ma cére ?
— Ze la trouve souperbe.
— Mon mari me disait touzours : « Ma bonne, je ne te trouve pas à ton rang. Fais-toi une robe de femme de ministre. »
— Et cette coiffure té, qu'en dité-vous ?
— Ze la trouve étonnante, ma cère !
— Si ze vous disais qu'il a fallu plus d'une heure pour l'établir ! Zé souis sûre que z'ai bien un cent d'épingles dedans.
Mais on reconnaît une de ces dames, on s'incline jusqu'à terre en zézayant par politesse :
— Eh ! té ! bonzour, madame ; vous allez bien, au moins ?
Et le soir, la femme de chambre entend sa maîtresse dire tout bas à son mari
— Mon céri, ze te prie de mettre dehors ce grand escogriffe d'huissier qui me dévizaze quand je passe, comme s'il ne me connaissait pas encore. Cela me zène tant toutes les fois que je baisse les yeux, mon bon !
Et pourtant elles sont charmantes, aimables, spirituelles et bonnes, ces femmes ; mais tout cela en marseillais. Marseille est, il est vrai, une des plus belles villes du monde ; et il ne peut être qu'honorable d'avoir pour mère cette opulente et claire cité. Cependant… pour les ambassadeurs étrangers… il serait peut-être bon qu'on eût un peu moins d'assent dans le monde officiel.
Alors pourquoi n'attacherait-on pas à chaque ministère une femme du monde sans accent, élégante, distinguée, aimable, qui serait chargée des réceptions ?
Les ministres changeraient : elle resterait, comme restent les directeurs, et comme restent les chefs de bureau, et comme restent les huissiers. Elle aurait le titre de « maîtresse des cérémonies », et serait logée dans l'hôtel du ministre, prête à venir recevoir chaque visite.
Elle toucherait vingt mille francs par an, n'ayant droit qu'à l'éclairage et au chauffage, et payant ses toilettes.
Elle devrait être mariée, en ville.
Bibelots
( Le Gaulois , 22 mars 1883)
De toutes les passions, de toutes sans exception, la passion du bibelot est peut-être la plus terrible et la plus invincible. L'homme pris par le vieux meuble est un homme perdu. Le bibelot n'est pas seulement une passion, c'est une manie, une maladie incurable. Et il sévit, ce mal, sur toutes les classes de la société.
Tout le monde aujourd'hui collectionne ; tout le monde est ou se croit connaisseur ; car la mode s'en est mêlée. Les actrices ont presque toutes la rage de bibeloter ; tous les hôtels particuliers semblent des musées encombrés de saletés séculaires. Le Vieux gâte notre temps, car il suffît qu'une chose soit ancienne pour qu'on l'accroche aux murs avec prétention. Un homme du monde se croirait déshonoré s'il ne couchait dans un lit de chêne vermoulu, piqué des vers, incommode, rapiécé, dont tous les morceaux sont antiques, il est vrai, mais unis ensemble par le fabricant de Vieux, et peu faits pour ce rapprochement.
Les chaises, les fauteuils, les armoires, tout est vieux, et laid ; quoi qu'on prétende, tout cela est incommode et grotesque en notre temps de vie pratique et de lumière électrique. Un siège à la Dagobert ou un casque à la Don Quichotte, au-dessus d'un téléphone, me paraîtront toujours des choses risibles.
Les femmes surtout sont des collectionneuses inénarrablement ridicules, car tout leur manque pour ce métier : la science profonde, la possibilité de voyager à pied, de logis en logis, par les pays peu connus, l'acharnement dans la passion. Il ne suffit pas d'ailleurs d'être un connaisseur, il faut posséder la vocation, une sorte d'intuition, de pénétration particulière, et, par-dessus tout, le sens artiste, ce flair délicat donné à si peu d'hommes.
Les connaisseurs, aujourd'hui, sont nombreux. On court les boutiques, on fréquente la salle Drouot et on apprend en peu de temps à estimer, du premier coup d'œil, à sa valeur, un objet quelconque. On fait, en un mot, fort bien le métier de commissaire-priseur.
Quant à discerner, c'est autre chose. L'amateur d'antiquités aime tout : tout ce qui est vieux, tout ce qui est rare, tout ce qui est étrange, tout ce qui est laid. Il s'extasie devant les ébauches informes des ouvriers primitifs, il pousse des cris en face des hideuses poteries de nos ancêtres naïfs ; il sait, certes, il sait au juste à quelle époque fut fabriquée cette grossière statuette de faïence, et il en connaît le prix exact ; et il la préfère à quelque ravissante ébauche en terre d'un artiste moderne.
Tout autre doit être celui qui possède ce sens de l'art, ce flair de race des vrais trouveurs. Il ne s'inquiétera guère des raretés ; mais il s'efforcera, pour ainsi dire, d'écrémer le passé, de découvrir et de révéler les seules belles choses ignorées ou méconnues.
Le baron Davillier, qui vient de mourir, possédait cette faculté du discernement en art d'une façon singulière. Et ce fut là son rare mérite, qui assurera à son nom une vraie immortalité parmi les collectionneurs de l'avenir.
Mais je veux citer un autre exemple, pour bien montrer ce que doit être le véritable amateur d'art, quelles qualités particulières il lui faut, de quelle sorte de divination il doit être doué par la nature.
Voici trente ans environ, deux jeunes gens, deux frères, deux de ces garçons travaillés par des besoins d'art encore indécis, par cette démangeaison du Beau que portent en eux ceux qui seront plus tard de grands hommes, visitaient, avec passion, toutes les vieilles boutiques de Paris. Attirés par un invincible attrait vers ce XVIIIe siècle qui est et qui restera le grand siècle de la France, le siècle de l'art par excellence, de la grâce et de la beauté, ils cherchaient dans les cartons des marchands d'estampes tout ce qui venait de cette époque charmante alors méprisée. Ils trouvaient des dessins de Watteau, de Boucher, de Fragonard, de Chardin. Quand l'un mettait la main sur une de ces merveilles méconnues, d'un geste il prévenait l'autre, et, pâle tous deux, ils contemplaient la trouvaille et l'emportaient, le cœur battant.
Читать дальше