Du Roy fut surpris :
« Je la croyais juive aussi.
— Elle ? Pas du tout. Elle est dame patronnesse de toutes les bonnes œuvres de la Madeleine. Elle est même mariée religieusement. Je ne sais plus s’il y a eu un simulacre de baptême du patron, ou bien si l’Église a fermé les yeux. »
Georges murmura :
Ah !.. alors… elle… me gobe ?
— Positivement, et complètement. Si tu n’étais pas engagé, je te conseillerais de demander la main de… de Suzanne, n’est-ce pas, plutôt que celle de Rose ? »
Il répondit, en frisant sa moustache :
« Eh ! La mère n’est pas encore piquée des vers. »
Mais Madeleine s’impatienta :
« Tu sais, mon petit, la mère, je te la souhaite. Mais je n’ai pas peur. Ce n’est point à son âge qu’on commet sa première faute. Il faut s’y prendre plus tôt. »
Georges songeait : « Si c’était vrai, pourtant, que j’eusse pu épouser Suzanne ?…. »
Puis il haussa les épaules : « Bah !.. c’est fou !.. Est-ce que le père m’aurait jamais accepté ? »
Il se promit toutefois d’observer désormais avec plus de soin les manières de Mme Walter à son égard, sans se demander d’ailleurs s’il en pourrait jamais tirer quelque avantage.
Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de son amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et sensuels en même temps. Il se rappelait ses drôleries, ses gentillesses, leurs escapades. Il se répétait à lui-même : « Elle est vraiment bien gentille. Oui, j’irai la voir demain. »
Dès qu’il eut déjeuné, le lendemain, il se rendit en effet rue de Verneuil. La même bonne lui ouvrit la porte, et, familièrement à la façon des domestiques de petits bourgeois, elle demanda :
« Ça va bien, Monsieur ? »
Il répondit :
« Mais oui, mon enfant. »
Et il entra dans le salon, où une main maladroite faisait des gammes sur le piano. C’était Laurine. Il crut qu’elle allait lui sauter au cou. Elle se leva gravement, salua avec cérémonie, ainsi qu’aurait fait une grande personne, et se retira d’une façon digne.
Elle avait une telle allure de femme outragée, qu’il demeura surpris. Sa mère entra. Il lui prit et lui baisa les mains.
« Combien j’ai pensé à vous, dit-il.
— Et moi », dit-elle.
Ils s’assirent. Ils se souriaient, les yeux dans les yeux avec une envie de s’embrasser sur les lèvres.
« Ma chère petite Clo, je vous aime.
— Et moi aussi.
— Alors… alors… tu ne m’en as pas trop voulu ?
— Oui et non… Ça m’a fait de la peine, et puis j’ai compris ta raison, et je me suis dit : « Bah ! Il me reviendra un jour ou l’autre. »
— Je n’osais pas revenir ; je me demandais comment je serais reçu. Je n’osais pas, mais j’en avais rudement envie. À propos, dis-moi donc ce qu’a Laurine. Elle m’a à peine dit bonjour et elle est partie d’un air furieux.
— Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui parler de toi depuis ton mariage. Je crois vraiment qu’elle est jalouse.
— Allons donc !
— Mais oui, mon cher. Elle ne t’appelle plus Bel-Ami, elle te nomme M. Forestier. »
Du Roy rougit, puis, s’approchant de la jeune femme :
« Donne ta bouche. »
Elle la donna.
« Où pourrons-nous nous revoir ? dit-il.
— Mais… rue de Constantinople.
— Ah !.. L’appartement n’est donc pas loué ?
— Non, je l’ai gardé !
— Tu l’as gardé ?
— Oui, j’ai pensé que tu y reviendrais. »
Une bouffée de joie orgueilleuse lui gonfla la poitrine. Elle l’aimait donc, celle-là, d’un amour vrai, constant, profond.
Il murmura : « Je t’adore. » Puis il demanda : « Ton mari va bien ?
— Oui, très bien. Il vient de passer un mois ici ; il est parti d’avant-hier. »
Du Roy ne put s’empêcher de rire :
« Comme ça tombe ! »
Elle répondit naïvement :
« Oh ! Oui, ça tombe bien. »
« Mais il n’est pas gênant quand il est ici, tout de même. Tu le sais !
— Ça c’est vrai. C’est d’ailleurs un charmant homme.
— Et toi, dit-elle, comment prends-tu ta nouvelle vie ?
— Ni bien ni mal. Ma femme est une camarade, une associée.
— Rien de plus ?
— Rien de plus… Quant au cœur…
— Je comprends bien. Elle est gentille, pourtant.
— Oui, mais elle ne me trouble pas. »
Il se rapprocha de Clotilde, et murmura :
« Quand nous reverrons-nous ?
— Mais… demain… si tu veux ?
— Oui. Demain, deux heures ?
— Deux heures. »
Il se leva pour partir, puis il balbutia, un peu gêné :
« Tu sais, j’entends reprendre, seul, l’appartement de la rue de Constantinople. Je le veux. Il ne manquerait plus qu’il fût payé par toi. »
Ce fut elle qui baisa ses mains avec un mouvement d’adoration, en murmurant :
« Tu feras comme tu voudras. Il me suffit de l’avoir gardé pour nous y revoir. »
Et Du Roy s’en alla, l’âme pleine de satisfaction.
Comme il passait devant la vitrine d’un photographe, le portrait d’une grande femme aux larges yeux lui rappela Mme Walter : « C’est égal, se dit-il, elle ne doit pas être mal encore. Comment se fait-il que je ne l’aie jamais remarquée. J’ai envie de voir quelle tête elle me fera jeudi. »
Il se frottait les mains, tout en marchant avec une joie intime, la joie du succès sous toutes ses formes, la joie égoïste de l’homme adroit qui réussit, la joie subtile, faite de vanité flattée et de sensualité contente, que donne la tendresse des femmes.
Le jeudi venu, il dit à Madeleine :
Tu ne viens pas à cet assaut chez Rival ?
— Oh ! Non. Cela ne m’amuse guère, moi ; j’irai à la Chambre des députés.
Et il alla chercher Mme Walter, en landau découvert, car il faisait un admirable temps.
Il eut une surprise en la voyant, tant il la trouva belle et jeune.
Elle était en toilette claire dont le corsage un peu fendu laissait deviner, sous une dentelle blonde, le soulèvement gras des seins. Jamais elle ne lui avait paru si fraîche. Il la jugea vraiment désirable. Elle avait son air calme et comme il faut, une certaine allure de maman tranquille qui la faisait passer presque inaperçue aux yeux galants des hommes. Elle ne parlait guère d’ailleurs que pour dire des choses connues, convenues et modérées, ses idées étant sages, méthodiques, bien ordonnées, à l’abri de tous les excès.
Sa fille Suzanne, tout en rose, semblait un Watteau frais verni ; et sa sœur aînée paraissait être l’institutrice chargée de tenir compagnie à ce joli bibelot de fillette.
Devant la porte de Rival, une file de voitures était rangée. Du Roy offrit son bras à Mme Walter, et ils entrèrent.
L’assaut était donné au profit des orphelins du sixième arrondissement de Paris, sous le patronage de toutes les femmes des sénateurs et députés qui avaient des relations avec La Vie Française .
Mme Walter avait promis de venir avec ses filles, en refusant le titre de dame patronnesse, parce qu’elle n’aidait de son nom que les œuvres entreprises par le clergé, non pas qu’elle fût très dévote, mais son mariage avec un Israélite la forçait, croyait-elle, à une certaine tenue religieuse ; et la fête organisée par le journaliste prenait une sorte de signification républicaine qui pouvait sembler anticléricale.
On avait lu dans les journaux de toutes les nuances, depuis trois semaines :
« Notre éminent confrère Jacques Rival vient d’avoir l’idée aussi ingénieuse que généreuse d’organiser, au profit des orphelins du sixième arrondissement de Paris, un grand assaut dans sa jolie salle d’armes attenant à son appartement de garçon. »
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