Son machiavélisme de village le faisait passer pour fort parmi ses collègues, parmi tous les déclassés et les avortés dont on fait des députés. Il était assez soigné, assez correct, assez familier, assez aimable pour réussir. Il avait des succès dans le monde, dans la société mêlée, trouble et peu fine des hauts fonctionnaires du moment.
On disait partout de lui : « Laroche sera ministre », et il pensait aussi plus fermement que tous les autres que Laroche serait ministre.
Il était un des principaux actionnaires du journal du père Walter, son collègue et son associé en beaucoup d’affaires de finances.
Du Roy le soutenait avec confiance et avec des espérances confuses pour plus tard. Il ne faisait que continuer d’ailleurs l’œuvre commencée par Forestier, à qui Laroche-Mathieu avait promis la croix, quand serait venu le jour du triomphe. La décoration irait sur la poitrine du nouveau mari de Madeleine ; voilà tout. Rien n’était changé, en somme.
On sentait si bien que rien n’était changé, que les confrères de Du Roy lui montaient une scie dont il commençait à se fâcher.
On ne l’appelait plus que Forestier.
Aussitôt qu’il arrivait au journal, quelqu’un criait : « Dis donc, Forestier. »
Il feignait de ne pas entendre et cherchait les lettres dans son casier. La voix reprenait, avec plus de force : « Hé ! Forestier. » Quelques rires étouffés couraient.
Comme Du Roy gagnait le bureau du directeur, celui qui l’avait appelé l’arrêtait :
« Oh ! Pardon ; c’est à toi que je veux parler. C’est stupide, je te confonds toujours avec ce pauvre Charles. Cela tient à ce que tes articles ressemblent bigrement aux siens. Tout le monde s’y trompe. »
Du Roy ne répondait rien, mais il rageait ; et une colère sourde naissait en lui contre le mort.
Le père Walter lui-même avait déclaré, alors qu’on s’étonnait de similitudes flagrantes de tournures et d’inspiration entre les chroniques du nouveau rédacteur politique et celles de l’ancien : « Oui, c’est du Forestier, mais du Forestier plus nourri, plus nerveux, plus viril. »
Une autre fois, Du Roy en ouvrant par hasard l’armoire aux bilboquets avait trouvé ceux de son prédécesseur avec un crêpe autour du manche, et le sien, celui dont il se servait quand il s’exerçait sous la direction de Saint-Potin, était orné d’une faveur rose. Tous avaient été rangés sur la même planche, par rang de taille ; et une pancarte, pareille à celle des musées, portait écrit : « Ancienne collection Forestier et Cie, Forestier-Du Roy, successeur, breveté S.G.D.G. Articles inusables pouvant servir en toutes circonstances, même en voyage. »
Il referma l’armoire avec calme, en prononçant assez haut pour être entendu :
« Il y a des imbéciles et des envieux partout. »
Mais il était blessé dans son orgueil, blessé dans sa vanité, cette vanité et cet orgueil ombrageux d’écrivain, qui produisent cette susceptibilité nerveuse toujours en éveil, égale chez le reporter et chez le poète génial.
Ce mot : « Forestier » déchirait son oreille ; il avait peur de l’entendre, et se sentait rougir en l’entendant.
Il était pour lui, ce nom, une raillerie mordante, plus qu’une raillerie, presque une insulte. Il lui criait : « C’est ta femme qui fait ta besogne comme elle faisait celle de l’autre. Tu ne serais rien sans elle. »
Il admettait parfaitement que Forestier n’eût rien été sans Madeleine ; mais quant à lui, allons donc !
Puis, rentré chez lui, l’obsession continuait. C’était la maison tout entière maintenant qui lui rappelait le mort, tout le mobilier, tous les bibelots, tout ce qu’il touchait. Il ne pensait guère à cela dans les premiers temps ; mais la scie montée par ses confrères avait fait en son esprit une sorte de plaie qu’un tas de riens inaperçus jusqu’ici envenimaient à présent.
Il ne pouvait plus prendre un objet sans qu’il crût voir aussitôt la main de Charles posée dessus. Il ne regardait et ne maniait que des choses lui ayant servi autrefois, des choses qu’il avait achetées, aimées et possédées. Et Georges commençait à s’irriter même à la pensée des relations anciennes de son ami et de sa femme.
Il s’étonnait parfois de cette révolte de son cœur, qu’il ne comprenait point, et se demandait : « Comment diable cela se fait-il ? Je ne suis pas jaloux des amis de Madeleine. Je ne m’inquiète jamais de ce qu’elle fait. Elle rentre et sort à son gré, et le souvenir de cette brute de Charles me met en rage ! »
Il ajoutait, mentalement : « Au fond, ce n’était qu’un crétin ; c’est sans doute ça qui me blesse. Je me fâche que Madeleine ait pu épouser un pareil sot. »
Et sans cesse il se répétait : « Comment se fait-il que cette femme-là ait gobé un seul instant un semblable animal ? »
Et sa rancune s’augmentait chaque jour par mille détails insignifiants qui le piquaient comme des coups d’aiguille, par le rappel incessant de l’autre, venu d’un mot de Madeleine, d’un mot du domestique ou d’un mot de la femme de chambre.
Un soir, Du Roy qui aimait les plats sucrés demanda :
« Pourquoi n’avons-nous pas d’entremets ? Tu n’en fais jamais servir. »
La jeune femme répondit gaiement :
« C’est vrai, je n’y pense pas. Cela tient à ce que Charles les avait en horreur… »
Il lui coupa la parole dans un mouvement d’impatience dont il ne fut pas maître.
« Ah ! Tu sais, Charles commence à m’embêter. C’est toujours Charles par-ci, Charles par-là. Charles aimait ci, Charles aimait ça. Puisque Charles est crevé, qu’on le laisse tranquille. »
Madeleine regardait son mari avec stupeur, sans rien comprendre à cette colère subite. Puis, comme elle était fine, elle devina un peu ce qui se passait en lui, ce travail lent de jalousie posthume grandissant à chaque seconde par tout ce qui rappelait l’autre.
Elle jugea cela puéril, peut-être, mais elle fut flattée et ne répondit rien.
Il s’en voulut, lui, de cette irritation, qu’il n’avait pu cacher. Or, comme ils faisaient, ce soir-là, après dîner, un article pour le lendemain, il s’embarrassa dans la chancelière. Ne parvenant point à la retourner, il la rejeta d’un coup de pied, et demanda en riant :
« Charles avait donc toujours froid aux pattes ? »
Elle répondit, riant aussi :
« Oh ! Il vivait dans la terreur des rhumes ; il n’avait pas la poitrine solide. »
Du Roy reprit avec férocité : « Il l’a bien prouvé, d’ailleurs. » Puis il ajouta avec galanterie : « Heureusement pour moi. » Et il baisa la main de sa femme.
Mais en se couchant, toujours hanté par la même pensée, il demanda encore :
« Est-ce que Charles portait des bonnets de coton pour éviter les courants d’air dans les oreilles ? »
Elle se prêta à la plaisanterie et répondit :
« Non, un madras noué sur le front. »
Georges haussa les épaules et prononça avec un mépris supérieur :
« Quel serin ! »
Dès lors, Charles devint pour lui un sujet d’entretien continuel. Il parlait de lui à tout propos, ne l’appelant plus que : « ce pauvre Charles », d’un air de pitié infinie.
Et quand il revenait du journal, où il s’était entendu deux ou trois fois interpeller sous le nom de Forestier, il se vengeait en poursuivant le mort de railleries haineuses au fond de son tombeau. Il rappelait ses défauts, ses ridicules, ses petitesses, les énumérait avec complaisance, les développant et les grossissant comme s’il eût voulu combattre, dans le cœur de sa femme, l’influence d’un rival redouté.
Il répétait :
« Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour où ce cornichon de Forestier a prétendu nous prouver que les gros hommes étaient plus vigoureux que les maigres ? »
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