L’intrigue, d’ailleurs, est si stupide que personne ne la comprend jamais. La prose rimée qui la raconte donne des attaques d’épilepsie aux poètes et aux prosateurs ; sans compter que les acteurs sentent si bien comme est anormal et burlesque ce récit en musique, qu’ils ne prennent même pas la peine de mimer les rôles. Ils s’avancent, élèvent le bras droit, le bras gauche, font trois pas à droite, trois pas à gauche, ou bien tendent les deux mains vers la foule comme s’ils lui présentaient un enfant nouveau-né. C’est tout.
Exprimer des sentiments en roulades me semble d’ailleurs une idée de sauvages. Certes ce genre de spectacle est plus enfantin que les mystères du Moyen Age ; et, si l’on reprend par hasard une de ces œuvres dans cinq cents ans, par curiosité historique, la salle se roulera en des accès de gaieté folle, tant sont irrésistiblement comiques ces représentations. Nous ne nous en apercevons pas, accoutumés à ces choses grotesques ; et pourtant un opéra quelconque devrait soulever en nous plus de rires que Divorçons ! Ou n’importe quelle farce extravagante.
Alors, que voulez-vous ? dira-t-on. De la musique toute simple, où la voix humaine ne sera qu’un instrument. Ou bien, si vous vous destinez à mettre de la littérature en musique, je demande qu’on en fasse autant pour la peinture. Mais que ferait-on de l’Opéra ? A quoi pourrait-on employer ce médiocre monument ?
A quoi ? Qu’on le livre à MM. Vignaux et Slosson pour y donner leurs représentations, et qu’on écrive sur le fronton : « Académie nationale de billard ». L’enseigne, au moins, ne mentira pas.
Parmi les scies, citons pour mémoire les manifestations politiques sur la tombe des citoyens trépassés, les enfants prodiges, les déclamations des journaux religieux sur le prétendu dîner à charcuterie de Sainte-Beuve… et que d’autres encore !
Phoques et baleines
( Gil Blas , 9 février 1882)
C’était un curieux spectacle, ces jours derniers, dans la grande cour qui précède le laboratoire d’anatomie comparée, au Muséum d’histoire naturelle.
Les lourds camions du chemin de fer de l’Ouest venaient de décharger des caisses longues semblables à de grands cercueils, et aussi des ossements monstrueux, des têtes d’animaux colossales, pareilles à d’étranges instruments d’industrie, compliquées comme des machines agricoles. Sur tout cela adhéraient encore des lambeaux de peau, des morceaux de chair. Et lorsqu’on eut ouvert la plus petite boîte, une odeur forte de cimetière s’exhala, une odeur de cadavre avancé, et dans cette boîte un corps s’allongeait tout déformé par la décomposition.
Alors des hommes alignèrent les vertèbres énormes, mirent en place chaque morceau des squelettes comme s’ils eussent joué à un nouveau jeu de patience, et ils reconstruisirent les carcasses des gigantesques baleines que le professeur d’anatomie comparée du Muséum, M. Georges Pouchet, est allé chercher cet été dans les mers du Nord, sur l’aviso de l’État le Coligny.
Le récit de ce voyage, que nous lirons quand le rapport du jeune et savant professeur sera publié, nous donnera de singulières sensations que peuvent déjà faire pressentir les photographies et les objets qu’il a rapportés de ce pays des baleines.
Les côtes sont encore ourlées de glaces ; la mer charrie des cristaux gelés gros comme des montagnes, elle les roule, les balance et les heurte, cette mer froide où vivent les monstres, les plus vastes bêtes créées.
Là-bas, sur le rivage, s’élève un grand bâtiment de bois tout simple, des cloisons de planches et un toit, rien de plus ; le flot vient en battre le pied ; et des treuils, des grues pareilles à celles des gares aux marchandises, se dressent devant l’entrée. C’est la grande usine où l’on travaille la chair des baleines. C’est de là que partent, c’est là que reviennent les bateaux pêcheurs.
L’ancienne baleine franche n’existe presque plus. Beaucoup plus grosse que la baleine bleue, elle vaut quarante à cinquante mille francs. La baleine bleue, moins grosse et beaucoup plus longue que sa sœur, très nombreuse encore, vaut environ sept mille francs. La baleine franche, mortellement frappée, surnageait ; l’autre coule ; aussi emploie-t-on pour la chasser de légers bateaux à vapeur qui la hissent à fleur d’eau et la remorquent ensuite jusqu’à l’établissement où l’industrie s’empare du corps.
Quand le Coligny vint mouiller en face du vaste hangar où sont disséqués ces monstres, il en arrivait chaque jour en si grand nombre que les ouvriers ne suffisaient plus. A peine la bête amarrée à terre, les hommes se jetaient dessus, enlevaient rapidement la peau et la graisse, puis on repoussait à l’eau l’animal écorché et on l’ancrait comme un navire, pour le reprendre, son tour venu, et fabriquer du guano avec sa chair. Le travail de la décomposition le faisait alors flotter ; et bientôt ils furent deux, puis quatre, puis six, puis huit, amarrés ensemble, pourrissant côte à côte, ces corps immenses, remués par la vague. C’était une île de baleines mortes, longue de cent mètres, large de cinquante ; et l’infection était si grande que tout le monde à bord du Coligny avait des haut-le-cœur, chaque matin, en se levant.
Parmi les objets rapportés par M. Pouchet est une espèce de grossière arbalète, primitive en sa forme, faite de bois à peine dégrossi et qu’un hercule seul peut bander. Chaque paysan là-bas possède une de ces armes, et, quand une baleine est jetée par la tempête dans un de ces petits lacs peu profonds qui bordent les côtes, chacun sort de sa maison et crible la bête de courtes flèches dont le fer porte les initiales du propriétaire. Puis, lorsque le gigantesque poisson expire d’ennui dans cette baignoire où il ne peut s’ébattre, on examine les coups supposés mortels, et les lettres gravées sur les lances désignent le propriétaire du cadavre.
Chose singulière, la Méditerranée, cette mer chaude, cette mer d’huile, possède aussi des baleines et un nombre considérable de phoques. J’ai eu moi-même l’étonnement de me trouver nez à nez avec un de ces derniers animaux… et j’ai fui.
Voici dans quelles circonstances.
Je voulais voir ce sauvage et dangereux détroit de Bonifacio qui sépare la Corse de la Sardaigne et la ville singulière qui donne son nom à ce passage, redouté surtout depuis le naufrage de la Sémillante.
J’étais parti d’Ajaccio sur le Rhône, un vapeur-tortue que la vague secoue d’une invraisemblable façon ; et après neuf heures de traversée, on pénétrait dans le détroit. A gauche, la haute falaise blanche se dressait comme une muraille. Soudain, sur le sommet, une petite ville apparue, bâtie sur un abîme qui la dévorera, car le roc qui la supporte est tellement rongé par la mer qu’il forme comme une gigantesque caverne sous la cité suspendue, restée en l’air sur cette voûte que les flots creusent de jour en jour.
Le navire longeait la côte, et bientôt il se trouva vis-à-vis d’une fente étroite dans la muraille de pierre. C’était un tortueux corridor naturel où le bâtiment s’engagea. Cet étroit couloir ondulait comme un serpent pour déboucher dans un joli bassin d’eau profonde d’un bleu merveilleux : le port de Bonifacio, la ville basse, aux constructions élevées, l’entoure.
Je grimpai d’abord jusqu’à l’ancienne ville, celle qui surplombe le gouffre. Les maisons restent accrochées on ne sait comment au-dessus de cette falaise minée ; et là, certes, s’accomplira une de ces catastrophes dont le souvenir ne s’efface pas. Un jour viendra, proche ou lointain, où la mer ayant achevé de creuser la pierre et d’ébranler la montagne engloutira tout un coin de la cité avec ses habitants.
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