Mais, d'arrêts en arrêts dans leur course essoufflée,
Ils gagnèrent le parc et puis la grande allée.
Leur passé se levait et marchait devant eux,
Et sur la terre humide ils croyaient voir, par places,
L'empreinte fraîche encor de leurs pieds amoureux ;
Comme si les chemins avaient gardé leurs traces,
Attendant chaque jour le couple habituel.
Ils allaient, tout chétifs, près des arbres énormes,
Perdus sous la hauteur des chênes et des ormes
Qui versaient autour d'eux un soir perpétuel.
Et comme un livre ancien dont on tourne la page :
« C'est ici », disait l'un. L'autre disait : « C'est là :
La place où je baisai vos doigts ? — Oui, la voilà.
— Vos lèvres ? — Oui ! c'est elle ! » Et leur pèlerinage,
De baisers en baisers sur la bouche ou les doigts,
Continuait ainsi qu'un chemin de la croix.
Ils débordaient tous deux d'allégresses passées,
Élans que prend le cœur vers les bonheurs finis,
En songeant que jadis, les tailles enlacées,
Les yeux parlant au fond des yeux, les doigts unis,
Muets, le sein troublé de fièvres inconnues,
Ils avaient parcouru ces mêmes avenues !
IV
Le banc les attendait, moussu, vieilli comme eux.
« C'est lui ! » dit-il. « C'est lui ! » reprit-elle. Ils s'assirent,
Et sous les chauds reflets des souvenirs heureux
Les profondes noirceurs des arbres s'éclaircirent.
Mais voilà que dans l'herbe ils virent s'approcher
Un crapaud centenaire aux formes empâtées.
Il imitait, avec ses pattes écartées,
Des mouvements d'enfant qui ne sait pas marcher.
Un sanglot convulsif fit râler leurs haleines ;
Lui ! le premier témoin de leurs amours lointaines
Qui venait chaque soir écouter leurs serments !
Et seul il reconnut ces reliques d'amants,
Car hâtant sa démarche épaisse et patiente,
Gonflant son ventre, avec des yeux ronds attendris,
Contre les pieds tremblants des amoureux flétris
Il traîna lentement sa grosseur confiante.
Ils pleuraient. — Mais soudain un petit chant d'oiseau
Partit des profondeurs du bois. C'était le même
Qu'ils avaient entendu quatre-vingts ans plus tôt !
Et dans l'effarement d'un délire suprême,
Du fond des jours finis devant eux accourus,
Par bonds, comme un torrent qui va, sans cesse accru,
Toute leur vie, avec ses bonheurs, ses ivresses,
Et ses nuits sans repos de fougueuses caresses,
Et ses réveils à deux si doux, las et brisés,
Et puis, le soir, courant sous les ombres flottantes,
Les senteurs des forêts aux sèves excitantes
Qui prolongent sans fin la lenteur des baisers !..
Mais comme ils s'imprégnaient de tendresse, l'allée
S'ouvrit, laissant passer une brise affolée ;
Et, parfumé, frappant leur cœur, comme autrefois,
Ce souffle, qui portait la jeunesse des bois,
Réveilla dans leur sang le frisson mort des germes.
Ils ont senti, brûlés de chaleurs d'épidermes,
Tout leur corps tressaillir et leurs mains se presser,
Et se sont regardés comme pour s'embrasser !
Mais au lieu des fronts clairs et des jeunes visages
Apparus à travers l'éloignement des âges
Et qui les emplissaient de ces désirs éteints,
L'une tout contre l'autre, étaient deux vieilles faces
Se souriant avec de hideuses grimaces !
Ils fermèrent les yeux, tout défaillants, étreints
D'une terreur rapide et formidable comme
L'angoisse de la mort !..
« Allons-nous-en ! » dit l'homme.
Mais ils ne purent pas se lever ; incrustés
Dans la rigidité du banc, épouvantés
D'être si loin, étant si vieux et si débiles.
Et leurs corps demeuraient tellement immobiles
Qu'ils semblaient devenus des gens de pierre. Et puis
Tous deux, soudain, d'un grand élan, se sont enfuis.
Ils geignaient de détresse, et sur leur dos la voûte
Versait comme une pluie un froid lourd goutte à goutte ;
Ils suffoquaient, frappés par des souffles glacés,
Des courants d'air de cave et des odeurs moisies
Qui germaient là-dessous depuis cent ans passés.
Et sur leurs cœurs, fardeau pesant, leurs poésies
Mortes alourdissaient leurs efforts convulsifs,
Et faisaient trébucher leurs pas lents et poussifs.
V
La femme s'abattit comme un ressort qui casse ;
Lui, resta sans comprendre et l'attendit, debout,
Inquiet, la croyant seulement un peu lasse,
Car sa robe tremblait toujours. Puis tout à coup
L'épouvante lui vint ainsi qu'une bourrasque.
Il se pencha, lui prit les bras, et d'un effort
Terrible, il la leva, quoiqu'il fût très peu fort.
Mais tout son pauvre corps pendait, sinistre et flasque
Il vit qu'elle étouffait et qu'elle allait mourir,
Et pour chercher de l'aide il se mit à courir
Avec de petits bonds effrayants et grotesques,
Décrivant, sans la main qui lui servait d'appui,
Au galop saccadé par son bâton conduit,
Des chemins compliqués comme des arabesques.
Son souffle était rapide et dur comme une toux.
Mais il sentit fléchir sa jambe vacillante,
Si molle qu'il semblait danser sur ses genoux.
Il heurtait aux troncs noirs sa course sautillante,
Et les arbres jouaient avec lui, le poussant,
Le rejetant de l'un à l'autre et paraissant
S'amuser lâchement avec cette agonie.
Il comprit que la lutte horrible était finie,
Et, comme un naufragé qui se noie, il jeta
Un petit cri plaintif en tombant sur la face.
Faible gémissement qu'aucun vent n'emporta !
Il entendit encor, quelque part dans l'espace,
Les longs croassements lugubres d'un corbeau
Mêlés aux sons lointains d'une cloche cassée.
Et puis tout bruit cessa. L'ombre épaisse et glacée
S'appesantit sur eux, lourde comme un tombeau.
VI
Ils restaient là. Le jour s'éteignit. Les ténèbres
Emplirent tout le ciel de leurs houles funèbres.
Ils restaient là, roulés comme deux petits tas
De feuilles, grelottant leurs fièvres acharnées,
Si vagues dans la nuit qu'on ne les trouva pas.
Ils formaient un obstacle aux bête étonnées
En barrant le sentier tracé de chaque soir.
Les unes s'arrêtaient, timides, pour les voir ;
D'autres les parcouraient ainsi que des épaves ;
Des limaces rampaient sur eux, traînant leurs baves ;
Des insectes fouillaient les replis de leurs corps,
Et d'autres s'installaient dessus, les croyant morts.
Mais un frisson bientôt courut par les allées.
Une averse entr'ouvrit les feuilles flagellées,
Ruisselante et claquant sur le sol avec bruit.
Et sur les deux vieillards qui grelottaient encore,
La pluie, en flots épais, tomba toute la nuit.
Puis, lorsque reparut la clarté de l'aurore,
Sous l'égout persistant des hauts feuillages verts
On ramassa, tout froids en leurs habits humides,
Deux petits corps sans vie, effrayants et rigides
Ainsi que les noyés qu'on trouve au fond des mers.
PROMENADE À SEIZE ANS
La terre souriait au ciel bleu. L'herbe verte
De gouttes de rosée était encor couverte.
Tout chantait par le monde ainsi que dans mon cœur.
Caché dans un buisson, quelque merle moqueur
Sifflait. Me raillait-il ? Moi, je n'y songeais guère.
Nos parents querellaient, car ils étaient en guerre
Du matin jusqu'au soir, je ne sais plus pourquoi.
Elle cueillait des fleurs, et marchait près de moi.
Je gravis une pente et m'assis sur la mousse
À ses pieds. Devant nous une colline rousse
Fuyait sous le soleil jusques à l'horizon.
Elle dit : « Voyez donc ce mont, et ce gazon
Jauni, cette ravine au voyageur rebelle ! »
Pour moi je ne vis rien, sinon qu'elle était belle.
Alors elle chanta. Combien j'aimais sa voix !
Il fallut revenir et traverser le bois.
Un jeune orme tombé barrait toute la route ;
J'accourus ; je le tins en l'air comme une voûte
Et, le front couronné du dôme verdoyant,
La belle enfant passa sous l'arbre en souriant.
Émus de nous sentir côte à côte, et timides,
Nous regardions nos pieds et les herbes humides.
Les champs autour de nous étaient silencieux.
Parfois, sans me parler, elle levait les yeux ;
Alors il me semblait (je me trompe peut-être)
Que dans nos jeunes cœurs nos regards faisaient naître
Beaucoup d'autres pensers, et qu'ils causaient tout bas
Bien mieux que nous, disant ce que nous n'osions pas.
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