Nous nous sommes quittés en nous disant tout bas
Qu'au bord de l'eau, le soir, nous ne viendrions pas.
Mais, à l'heure ordinaire, une invincible envie
Me prit d'aller tout seul à l'arbre accoutumé
Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé,
Promener mon esprit par toutes nos caresses,
Me coucher sur cette herbe et sur son souvenir.
Quand j'approchai, grisé des anciennes ivresses,
Elle était là, debout, me regardant venir.
Depuis lors, envahis par une fièvre étrange,
Nous hâtons sans répit cet amour qui nous mange
Bien que la mort nous gagne, un besoin plus puissant
Nous travaille et nous force à mêler notre sang.
Nos ardeurs ne sont point prudentes ni peureuses ;
L'effroi ne trouble pas nos regards embrasés ;
Nous mourons l'un par l'autre, et nos poitrines creuses
Changent nos jours futurs comme autant de baisers.
Nous ne parlons jamais. Auprès de cette femme
Il n'est qu'un cri d'amour, celui du cerf qui brame.
Ma peau garde sans fin le frisson de sa peau
Qui m'emplit d'un désir toujours âpre et nouveau,
Et si ma bouche a soif, ce n'est que de sa bouche !
Mon ardeur s'exaspère et ma force s'abat
Dans cet accouplement mortel comme un combat.
Le gazon est brûlé qui nous servait de couche,
Et désignant l'endroit du retour continu,
La marque de nos corps est entrée au sol nu.
Quelque matin, sous l'arbre où nous nous rencontrâmes,
On nous ramassera tous deux au bord de l'eau.
Nous serons rapportés au fond d'un lourd bateau,
Nous embrassant encore aux secousses des rames.
Puis, on nous jettera dans quelque trou caché,
Comme on fait aux gens morts en état de péché.
Mais alors, s'il est vrai que les ombres reviennent,
Nous reviendrons, le soir, sous les hauts peupliers,
Et les gens du pays, qui longtemps se souviennent,
En nous voyant passer, l'un à l'autre liés,
Diront, en se signant, et l'esprit en prière :
« Voilà le mort d'amour avec sa lavandière. »
LES OIES SAUVAGES
Tout est muet, l'oiseau ne jette plus ses cris.
La morne plaine est blanche au loin sous le ciel gris.
Seuls, les grands corbeaux noirs, qui vont cherchant leurs proies,
Fouillent du bec la neige et tachent sa pâleur.
Voilà qu'à l'horizon s'élève une clameur ;
Elle approche, elle vient, c'est la tribu des oies.
Ainsi qu'un trait lancé, toutes, le cou tendu,
Allant toujours plus vite, en leur vol éperdu,
Passent, fouettant le vent de leur aile sifflante.
Le guide qui conduit ces pèlerins des airs
Delà les océans, les bois et les déserts,
Comme pour exciter leur allure trop lente,
De moment en moment jette son cri perçant.
Comme un double ruban la caravane ondoie,
Bruit étrangement, et par le ciel déploie
Son grand triangle ailé qui va s'élargissant.
Mais leurs frères captifs répandus dans la plaine,
Engourdis par le froid, cheminent gravement.
Un enfant en haillons en sifflant les promène,
Comme de lourds vaisseaux balancés lentement.
Ils entendent le cri de la tribu qui passe,
Ils érigent leur tête ; et regardant s'enfuir
Les libres voyageurs au travers de l'espace,
Les captifs tout à coup se lèvent pour partir.
Ils agitent en vain leurs ailes impuissantes,
Et, dressés sur leurs pieds, sentent confusément,
À cet appel errant se lever grandissantes
La liberté première au fond du cœur dormant,
La fièvre de l'espace et des tièdes rivages.
Dans les champs pleins de neige ils courent effarés,
Et jetant par le ciel des cris désespérés
Ils répondent longtemps à leurs frères sauvages.
DÉCOUVERTE
J'étais enfant. J'aimais les grands combats,
Les Chevaliers et leur pesante armure,
Et tous les preux qui tombèrent là-bas
Pour racheter la Sainte Sépulture.
L'Anglais Richard faisait battre mon cœur
Et je l'aimais, quand après ses conquêtes
Il revenait, et que son bras vainqueur
Avait coupé tout un collier de têtes.
D'une Beauté je prenais les couleurs,
Une baguette était mon cimeterre ;
Puis je partais à la guerre des fleurs
Et des bourgeons dont je jonchais la terre.
Je possédais au vent libre des cieux
Un banc de mousse où s'élevait mon trône ;
Je méprisais les rois ambitieux,
Des rameaux verts j'avais fait ma couronne.
J'étais heureux et ravi. Mais un jour
Je vis venir une jeune compagne.
J'offris mon cœur, mon royaume et ma cour,
Et les châteaux que j'avais en Espagne.
Elle s'assit sous les marronniers verts ;
Or je crus voir, tant je la trouvais belle,
Dans ses yeux bleus comme un autre univers,
Et je restai tout songeur auprès d'elle.
Pourquoi laisser mon rêve et ma gaieté
En regardant cette fillette blonde ?
Pourquoi Colomb fut-il si tourmenté
Quand, dans la brume, il entrevit un monde.
L'OISELEUR
L'oiseleur Amour se promène
Lorsque les coteaux sont fleuris,
Fouillant les buissons et la plaine ;
Et chaque soir sa cage est pleine
Des petits oiseaux qu'il a pris.
Aussitôt que la nuit s'efface
Il vient, tend avec soin son fil,
Jette la glu de place en place,
Puis sème, pour cacher la trace,
Quelques brins d'avoine ou de mil.
Il s'embusque au coin d'une haie,
Se couche aux berges des ruisseaux,
Glisse en rampant sous la futaie,
De crainte que son pied n'effraie
Les rapides petits oiseaux.
Sous le muguet et la pervenche
L'enfant rusé cache ses rets,
Ou bien sous l'aubépine blanche
Où tombent, comme une avalanche,
Linots, pinsons, chardonnerets.
Parfois d'une souple baguette
D'osier vert ou de romarin
Il fait un piège, et puis il guette
Les petits oiseaux en goguette
Qui viennent becqueter son grain.
Étourdi, joyeux et rapide,
Bientôt approche un oiselet :
Il regarde d'un air candide,
S'enhardit, goûte au grain perfide,
Et se prend la patte au filet.
Et l'oiseleur Amour l'emmène
Loin des coteaux frais et fleuris,
Loin des buissons et de la plaine,
Et chaque soir sa cage est pleine
Des petits oiseaux qu'il a pris.
L'AÏEUL
L'aïeul mourait froid et rigide.
Il avait quatre-vingt-dix ans.
La blancheur de son front livide
Semblait blanche sur ses draps blancs.
Il entr'ouvrit son grand œil pâle,
Et puis il parla d'une voix
Lointaine et vague comme un râle,
Ou comme un souffle au fond des bois.
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?
Aux clairs matins de grand soleil
L'arbre fermentait sous la sève,
Mon cœur battait d'un sang vermeil.
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?
Comme la vie est douce et brève !
Je me souviens, je me souviens
Des jours passés, des jours anciens !
J'étais jeune ! je me souviens !
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?
L'onde sent un frisson courir
À toute brise qui s'élève ;
Mon sein tremblait à tout désir.
Est-ce un souvenir, est-ce un rêve,
Ce souffle ardent qui nous soulève ?
Je me souviens, je me souviens !
Force et jeunesse ! ô joyeux biens !
L'amour ! l'amour ! je me souviens !
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