Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine; il n’y voyait pas, les lignes dansaient.
– Du calme! dit l’apothicaire. Il s’agit seulement d’administrer quelque puissant antidote. Quel est le poison?
Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.
– Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.
Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse; et l’autre, qui ne comprenait pas, répondit:
– Ah! faites! faites! sauvez-la…
Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.
– Ne pleure pas! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus!
– Pourquoi? Qui t’a forcée?
Elle répliqua:
– Il le fallait, mon ami.
– N’étais-tu pas heureuse? Est-ce ma faute? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant!
– Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi!
Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse; il sentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais; et il ne trouvait rien; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiate achevant de le bouleverser.
Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne.
– Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.
– Tu n’es pas plus mal, n’est-ce pas? demanda Charles.
– Non! non!
L’enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise de nuit, d’où sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvant encore. Elle considérait avec étonnement la chambre tout en désordre, et clignait des yeux, éblouie par les flambeaux qui brûlaient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute les matins du jour de l’an ou de la mi-carême, quand, ainsi réveillée de bonne heure à la clarté des bougies, elle venait dans le lit de sa mère pour y recevoir ses étrennes, car elle se mit à dire:
– Où est-ce donc, maman?
Et comme tout le monde se taisait:
– Mais je ne vois pas mon petit soulier!
Félicité la penchait vers le lit, tandis qu’elle regardait toujours du côté de la cheminée.
– Est-ce nourrice qui l’aurait pris? demanda-t-elle.
Et, à ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultères et de ses calamités, madame Bovary détourna sa tête, comme au dégoût d’un autre poison plus fort qui lui remontait à la bouche. Berthe, cependant, restait posée sur le lit.
– Oh! comme tu as de grands yeux, maman! comme tu es pâle! comme tu sues!…
Sa mère la regardait.
– J’ai peur! dit la petite en se reculant.
Emma prit sa main pour la baiser; elle se débattait.
– Assez! qu’on l’emmène! s’écria Charles, qui sanglotait dans l’alcôve.
Puis les symptômes s’arrêtèrent un moment; elle paraissait moins agitée; et, à chaque parole insignifiante, à chaque souffle de sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir. Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras en pleurant.
– Ah! c’est vous! merci! vous êtes bon! Mais tout va mieux. Tenez, regardez-la…
Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, n’y allant pas, comme il le disait lui-même, par quatre chemins, il prescrivit de l’émétique, afin de dégager complètement l’estomac.
Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davantage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre.
Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison, l’invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle, s’efforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu’aux talons; Félicité courait çà et là dans la chambre; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait néanmoins à se sentir troublé.
– Diable!… cependant… elle est purgée, et, du moment que la cause cesse…
– L’effet doit cesser, dit Homais; c’est évident.
– Mais sauvez-la! exclamait Bovary.
Aussi, sans écouter le pharmacien, qui hasardait encore cette hypothèse: «C’est peut-être un paroxysme salutaire», Canivet allait administrer de la thériaque, lorsqu’on entendit le claquement d’un fouet; toutes les vitres frémirent, et, une berline de poste qu’enlevaient à plein poitrail trois chevaux crottés jusqu’aux oreilles, débusqua d’un bond au coin des halles. C’était le docteur Larivière.
L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary leva les mains, Canivet s’arrêta court, et Homais retira son bonnet grec bien avant que le docteur fût entré.
Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sagacité! Tout tremblait dans son hôpital quand il se mettait en colère, et ses élèves le vénéraient si bien, qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de l’imiter le plus possible; de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mérinos et son large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans les misères. Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eût presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable.
Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la face cadavéreuse d’Emma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en ayant l’air d’écouter Canivet, il se passait l’index sous les narines et répétait:
– C’est bien, c’est bien.
Mais il fit un geste lent des épaules. Bovary l’observa: ils se regardèrent; et cet homme, si habitué pourtant à l’aspect des douleurs, ne put retenir une larme qui tomba sur son jabot.
Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles le suivit.
– Elle est bien mal, n’est-ce pas? Si l’on posait des sinapismes? je ne sais quoi! Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant sauvé!
Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il le contemplait d’une manière effarée, suppliante, à demi pâmé contre sa poitrine.
– Allons, mon pauvre garçon, du courage! Il n’y a plus rien à faire.
Et le docteur Larivière se détourna.
– Vous partez?
– Je vais revenir.
Il sortit comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains.
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