En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s’y gênaient les unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous un même niveau d’amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les lettres confondues, il s’amusa pendant quelques minutes à les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans l’armoire en se disant:
– Quel tas de blagues!…
Ce qui résumait son opinion; car les plaisirs, comme des écoliers dans la cour d’un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n’y laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille.
– Allons, se dit-il, commençons!
Il écrivit:
«Du courage, Emma! du courage! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence…»
– Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe; j’agis dans son intérêt; je suis honnête.
«Avez-vous mûrement pesé votre détermination? Savez-vous l’abîme où je vous entraînais, pauvre ange? Non, n’est-ce pas? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à l’avenir… Ah! malheureux que nous sommes! insensés!»
Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
– Si je lui disais que toute ma fortune est perdue?… Ah! non, et d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles!
Il réfléchit, puis ajouta:
«Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j’aurai continuellement pour vous un dévouement profond; mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c’est là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait même si je n’aurais pas eu l’atroce douleur d’assister à vos remords et d’y participer moi-même, puisque je les aurais causés. L’idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma! Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connue? Pourquoi étiez-vous si belle? Est-ce ma faute? O mon Dieu! non, non, n’en accusez que la fatalité!»
– Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il.
«Ah! si vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole comme on en voit, certes, j’aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n’y avais pas réfléchi d’abord, et je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences.»
– Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’y renonce… Ah! n’importe! tant pis, il faut en finir!
«Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l’outrage peut-être. L’outrage à vous! Oh!… Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône! moi qui emporte votre pensée comme un talisman! Car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où? Je n’en sais rien, je suis fou! Adieu! Soyez toujours bonne! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, qu’il le redise dans ses prières.»
La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis:
– Il me semble que c’est tout. Ah! encore ceci, de peur qu’elle ne vienne à me relancer:
«Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes; car j’ai voulu m’enfuir au plus vite afin d’éviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse! Je reviendrai; et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours. Adieu!»
Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots: À Dieu! ce qu’il jugeait d’un excellent goût.
– Comment vais-je signer, maintenant? se dit-il. Votre tout dévoué?… Non. Votre ami?… Oui, c’est cela.
«Votre ami.»
Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.
– Pauvre petite femme! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible qu’un roc; il eût fallu quelques larmes là-dessus; mais, moi, je ne peux pas pleurer; ce n’est pas ma faute. Alors, s’étant versé de l’eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l’encre; puis, cherchant à cacheter la lettre, le cachet Amor nel cor se rencontra.
– Cela ne va guère à la circonstance… Ah bah! n’importe!
Après quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher.
Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille d’abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue, de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier.
– Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même, en mains propres… Va, et prends garde!
Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrées, prit tranquillement le chemin d’Yonville.
Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.
– Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.
Elle fut saisie d’une appréhension, et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d’un œil hagard, tandis qu’il la regardait lui-même avec ébahissement, ne comprenant pas qu’un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu’un. Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n’y tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l’ouvrit, et, comme s’il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée.
Charles y était, elle l’aperçut; il lui parla, elle n’entendit rien, et elle continua vivement à monter les marches; haletante, éperdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s’arrêta devant la porte du grenier, qui était fermée.
Alors elle voulut se calmer; elle se rappela la lettre; il fallait la finir, elle n’osait pas. D’ailleurs, où? comment? on la verrait.
– Ah! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.
Emma poussa la porte et entra.
Les ardoises laissaient tomber d’aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l’étouffait; elle se traîna jusqu’à la mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumière éblouissante jaillit d’un bond.
En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s’étalait à perte de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles; au coin de la rue, il partit d’un étage inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes. C’était Binet qui tournait.
Elle s’était appuyée contre l’embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d’attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l’entendait, elle l’entourait de ses deux bras; et des battements de cœur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s’accéléraient l’un après l’autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d’elle avec l’envie que la terre croulât. Pourquoi n’en pas finir? Qui la retenait donc? Elle était libre. Et elle s’avança, elle regarda les pavés en se disant:
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