Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant:
– Embrasse-moi donc, ma bonne!
– Laisse-moi! fit-elle, toute rouge de colère.
– Qu’as-tu? qu’as-tu? répétait-il stupéfait. Calme-toi! reprends-toi!… Tu sais bien que je t’aime!… viens!
– Assez! s’écria-t-elle d’un air terrible.
Et s’échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromètre bondit de la muraille et s’écrasa par terre.
Charles s’affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce qu’elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et d’incompréhensible.
Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maîtresse qui l’attendait au bas du perron, sur la première marche. Ils s’étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser.
Ils recommencèrent à s’aimer. Souvent même, au milieu de la journée, Emma lui écrivait tout à coup; puis, à travers les carreaux, faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s’envolait à la Huchette. Rodolphe arrivait; c’était pour lui dire qu’elle s’ennuyait, que son mari était odieux et son existence affreuse!
– Est-ce que j’y peux quelque chose? s’écria-t-il un jour, impatienté.
– Ah! si tu voulais!…
Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu.
– Quoi donc? fit Rodolphe.
Elle soupira.
– Nous irions vivre ailleurs…, quelque part…
– Tu es folle, vraiment! dit-il en riant. Est-ce possible?
Elle revint là-dessus; il eut l’air de ne pas comprendre et détourna la conversation.
Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire à son attachement.
Cette tendresse, en effet, chaque jour s’accroissait davantage sous la répulsion du mari. Plus elle se livrait à l’un, plus elle exécrait l’autre; jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, l’esprit aussi lourd, les façons si communes qu’après ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant l’épouse et la vertueuse, elle s’enflammait à l’idée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui possédait tant d’expérience dans la raison, tant d’emportement dans le désir! C’était pour lui qu’elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu’il n’y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du linge; et, de toute la journée, Félicité ne bougeait de la cuisine, où le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.
Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femmes étalées autour de lui: les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
– À quoi cela sert-il? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.
– Tu n’as donc jamais rien vu? répondait en riant Félicité; comme si ta patronne, madame Homais, n’en portait pas de pareils.
– Ah bien oui! madame Homais!
Et il ajoutait d’un ton méditatif:
– Est-ce que c’est une dame comme Madame?
Mais Félicité s’impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d’elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.
– Laisse-moi tranquille! disait-elle en déplaçant son pot d’empois. Va-t’en plutôt piler des amandes; tu es toujours à fourrager du côté des femmes; attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la barbe au menton.
– Allons, ne vous fâchez pas, je m’en vais vous faire ses bottines.
Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d’Emma, tout empâtées de crotte – la crotte des rendez-vous – qui se détachait en poudre sous ses doigts, et qu’il regardait monter doucement dans un rayon de soleil.
– Comme tu as peur de les abîmer! disait la cuisinière, qui n’y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-même, parce que Madame, dès que l’étoffe n’était plus fraîche, les lui abandonnait.
Emma en avait une quantité dans son armoire, et qu’elle gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre observation.
C’est ainsi qu’il déboursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni de liège, et il y avait des articulations à ressort, une mécanique compliquée recouverte d’un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n’osant à tous les jours se servir d’une si belle jambe, supplia madame Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition.
Donc, le garçon d’écurie peu à peu recommença son métier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre route.
C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était chargé de la commande; cela lui fournit l’occasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait d’argent. Emma s’abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d’après, la lui posa sur sa table.
Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut très embarrassée: tous les tiroirs du secrétaire étaient vides; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité d’autres choses encore, et Bovary attendait impatiemment l’envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque année, de le payer vers la Saint-Pierre.
Elle réussit d’abord à éconduire Lheureux; enfin il perdit patience; on le poursuivait, ses capitaux étaient absents, et, s’il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises qu’elle avait.
– Eh! reprenez-les! dit Emma.
– Oh! c’est pour rire! répliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi! je la redemanderai à Monsieur.
– Non! non! fit-elle.
– Ah! je te tiens! pensa Lheureux.
Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel:
– Soit! nous verrons! nous verrons!
Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, l’ouvrit. Il y avait quinze napoléons. C’était le compte. Elle entendit Charles dans l’escalier; elle jeta l’or au fond de son tiroir et prit la clef.
Trois jours après, Lheureux reparut.
– J’ai un arrangement à vous proposer, dit-il; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre…
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