Puis elle tourna sur ses talons, tout d’un bloc comme une statue sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curé, la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient derrière elle:
– Êtes-vous chrétien?
– Oui, je suis chrétien.
– Qu’est-ce qu’un chrétien?
– C’est celui qui, étant baptisé…, baptisé…, baptisé.
Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil.
Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec des ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux. La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement s’ébahissait à ce calme des choses, tandis qu’il y avait en elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et la table à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère, pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier.
– Laisse-moi! dit celle-ci en l’écartant avec la main.
La petite fille bientôt revint plus près encore contre ses genoux; et, s’y appuyant des bras, elle levait vers elle son gros œil bleu, pendant qu’un filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier.
– Laisse-moi! répéta la jeune femme tout irritée.
Sa figure épouvanta l’enfant, qui se mit à crier.
– Eh! laisse-moi donc! fit-elle en la repoussant du coude.
Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cuivre; elle s’y coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovary se précipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer à se maudire, lorsque Charles parut. C’était l’heure du dîner, il rentrait.
– Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d’une voix tranquille: voilà la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre.
Charles la rassura, le cas n’était point grave, et il alla chercher du diachylum.
Madame Bovary ne descendit, pas dans la salle; elle voulut demeurer seule à garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce qu’elle conservait d’inquiétude se dissipa par degrés, et elle se parut à elle-même bien sotte et bien bonne de s’être troublée tout à l’heure pour si peu de chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes s’arrêtaient au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées; le sparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendue.
– C’est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant est laide!
Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie (où il avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait du diachylum), il trouva sa femme debout auprès du berceau.
– Puisque je t’assure que ce ne sera rien, dit-il en la baisant au front; ne te tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendras malade!
Il était resté longtemps chez l’apothicaire. Bien qu’il ne s’y fût pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, s’était efforcé de le raffermir, de lui remonter le moral.
Alors on avait causé des dangers divers qui menaçaient l’enfance et de l’étourderie des domestiques. Madame Homais en savait quelque chose, ayant encore sur la poitrine les marques d’une écuellée de braise qu’une cuisinière, autrefois, avait laissée tomber dans son sarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantité de précautions. Les couteaux jamais n’étaient affilés, ni les appartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leur indépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrière eux; au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux, et jusqu’à plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bourrelets matelassés. C’était, il est vrai, une manie de madame Homais; son époux en était intérieurement affligé, redoutant pour les organes de l’intellect les résultats possibles d’une pareille compression, et il s’échappait jusqu’à lui dire:
– Tu prétends donc en faire des Caraïbes ou des Botocudos?
Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois d’interrompre la conversation.
– J’aurais à vous entretenir, avait-il soufflé bas à l’oreille du clerc, qui se mit à marcher devant lui dans l’escalier.
– Se douterait-il de quelque chose? se demandait Léon. Il avait des battements de cœur et se perdait en conjectures.
Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui-même à Rouen quels pouvaient être les prix d’un beau daguerréotype; c’était une surprise sentimentale qu’il réservait à sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulait auparavant savoir à quoi s’en tenir; ces démarches ne devaient pas embarrasser M. Léon, puisqu’il allait à la ville toutes les semaines, à peu près.
Dans quel but? Homais soupçonnait là-dessous quelque histoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait; Léon ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il était triste, et madame Lefrançois s’en apercevait bien à la quantité de nourriture qu’il laissait maintenant sur son assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur; Binet répliqua, d’un ton rogue, qu’il n’était point payé par la police.
Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier; car souvent Léon se renversait sur sa chaise en écartant les bras, et se plaignait vaguement de l’existence.
– C’est que vous ne prenez point assez de distractions, disait le percepteur.
– Lesquelles?
– Moi, à votre place, j’aurais un tour!
– Mais je ne sais pas tourner, répondait le clerc.
– Oh! c’est vrai! faisait l’autre en caressant sa mâchoire, avec un air de dédain mêlé de satisfaction.
Léon était las d’aimer sans résultat; puis il commençait à sentir cet accablement que vous cause la répétition de la même vie, lorsque aucun intérêt ne la dirige et qu’aucune espérance ne la soutient. Il était si ennuyé d’Yonville et des Yonvillais, que la vue de certaines gens, de certaines maisons l’irritait à n’y pouvoir tenir; et le pharmacien, tout bonhomme qu’il était, lui devenait complètement insupportable. Cependant, la perspective d’une situation nouvelle l’effrayait autant qu’elle le séduisait.
Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masqués avec le rire de ses grisettes. Puisqu’il devait y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas? qui l’empêchait? Et il se mit à faire des préparatifs intérieurs: il arrangea d’avance ses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait une vie d’artiste! Il y prendrait des leçons de guitare! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu! Et même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et la guitare au-dessus.
La chose difficile était le consentement de sa mère; rien pourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron même l’engageait à visiter une autre étude, où il pût se développer davantage. Prenant donc un parti moyen, Léon chercha quelque place de second clerc à Rouen, n’en trouva pas, et écrivit enfin à sa mère une longue lettre détaillée, où il exposait les raisons d’aller habiter Paris immédiatement. Elle y consentit.
Il ne se hâta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hivert transporta pour lui d’Yonville à Rouen, de Rouen à Yonville, des coffres, des valises, des paquets; et, quand Léon eut remonté sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, acheté une provision de foulards, pris en un mot plus de dispositions que pour un voyage autour du monde, il s’ajourna de semaine en semaine, jusqu’à ce qu’il reçût une seconde lettre maternelle où on le pressait de partir, puisqu’il désirait, avant les vacances, passer son examen.
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