Et Balsamo tira sa montre pour voir combien de temps encore il avait à attendre le duc.
En ce moment une sonnette retentit dans la corniche du plafond.
– Qu’y a-t-il donc? fit Balsamo tressaillant. Lorenza m’appelle, Lorenza! Elle veut me voir. Lui serait-il arrivé quelque chose de fâcheux? ou bien serait-ce un de ces retours de caractère dont j’ai été si souvent témoin et quelquefois victime? Hier, elle était bien pensive, bien résignée, bien douce; hier, elle était bien comme j’aime à la voir. Pauvre enfant! Allons.
Alors il ferma sa chemise brodée, cacha son jabot de dentelle sous sa robe de chambre, donna un regard à son miroir pour s’assurer que sa coiffure n’était pas trop en désordre et s’achemina vers l’escalier, après avoir répondu par un coup de sonnette pareil à la demande de Lorenza.
Mais, selon son habitude, Balsamo s’arrêta dans la chambre qui précédait celle de la jeune femme, et, se tournant les bras croisés du côté où il supposait qu’elle devait être, avec cette force de volonté qui ne connaît point d’obstacles, il lui ordonna de dormir.
Puis, à travers une gerçure presque imperceptible de la boiserie, comme s’il eût douté de lui-même ou comme s’il eût cru avoir besoin de redoubler de précautions, il regarda.
Lorenza était endormie sur un canapé, où, chancelant sans doute sous la volonté de son dominateur, elle était allée chercher un appui. Un peintre n’eût certes pas pu trouver pour elle une attitude plus poétique. Tourmentée et haletante sous le poids du rapide fluide que Balsamo lui avait envoyé, Lorenza ressemblait à une de ces belles Arianes de Vanloo, dont la poitrine est gonflée, le torse plein d’ondulations et de secousses, la tête perdue de désespoir ou de fatigue.
Balsamo entra donc par son passage habituel et s’arrêta devant elle pour la contempler, mais aussitôt il la réveilla: elle était trop dangereuse ainsi.
À peine eut-elle ouvert les yeux, qu’elle laissa un éclair jaillir de ses prunelles; puis, comme pour asseoir ses idées encore fluctuantes, elle lissa ses cheveux avec la paume de ses deux mains, étancha ses lèvres humides d’amour, et, fouillant profondément sa mémoire, rassembla ses souvenirs disséminés.
Balsamo la regardait avec une sorte d’anxiété. Il était habitué depuis longtemps au brusque passage de la douceur amoureuse à un élan de colère et de haine. La réflexion de ce jour, réflexion à laquelle il n’était pas habitué, le sang-froid avec lequel Lorenza le recevait, au lieu de ces élans de haine accoutumés, lui annonçaient pour cette fois quelque chose de plus sérieux peut-être que tout ce qu’il avait vu jusque-là.
Lorenza se redressa donc et, secouant la tête en levant son long regard velouté vers Balsamo:
– Veuillez, lui dit-elle, vous asseoir près de moi, je vous prie.
Balsamo tressaillit à cette voix pleine d’une douceur inaccoutumée.
– M’asseoir? dit-il. Tu sais bien, ma Lorenza, que je n’ai qu’un désir, c’est de passer ma vie à tes genoux.
– Monsieur, reprit Lorenza du même ton, je vous prie de vous asseoir, bien que je n’aie pas un long discours à vous faire; mais, enfin, je vous parlerai mieux, il me semble, si vous êtes assis.
– Aujourd’hui, comme toujours, ma Lorenza bien-aimée, dit Balsamo, je ferai selon tes souhaits.
Et il s’assit dans un fauteuil auprès de Lorenza, assise elle-même sur un sofa.
– Monsieur, dit-elle en attachant sur Balsamo des yeux d’une expression angélique, je vous ai appelé pour vous demander une grâce.
– Oh! ma Lorenza, s’écria Balsamo de plus en plus charmé, tout ce que tu voudras, dis, tout!
– Une seule chose; mais, je vous en préviens, cette chose je la désire ardemment.
– Parlez, Lorenza, parlez, dût-il m’en coûter toute ma fortune, dût-il m’en coûter la moitié de la vie.
– Il ne vous en coûtera rien, monsieur, qu’une minute de votre temps, répondit la jeune femme.
Balsamo, enchanté de la tournure calme que prenait la conversation, se faisait déjà à lui-même, grâce à son active imagination, un programme des désirs que pouvait avoir formés Lorenza et surtout de ceux qu’il pourrait satisfaire.
– Elle va, se disait-il, me demander quelque servante ou quelque compagne. Eh bien, ce sacrifice immense, puisqu’il compromet mon secret et mes amis, ce sacrifice, je le ferai, car la pauvre enfant est bien malheureuse dans cet isolement.
– Parlez vite, ma Lorenza, dit-il tout haut avec un sourire plein d’amour.
– Monsieur, dit-elle, vous savez que je meurs de tristesse et d’ennui.
Balsamo inclina la tête avec un soupir en signe d’assentiment.
– Ma jeunesse, continua Lorenza, se consume; mes jours sont un long sanglot, mes nuits une perpétuelle terreur. Je vieillis dans la solitude et dans l’angoisse.
– Cette vie est celle que vous vous faites, Lorenza, dit Balsamo, et il n’a pas dépendu de moi que cette vie, que vous avez attristée ainsi, ne fît envie à une reine.
– Soit. Aussi vous voyez que c’est moi qui reviens à vous.
– Merci, Lorenza.
– Vous êtes bon chrétien, m’avez-vous dit quelquefois, quoique…
– Quoique vous me croyiez une âme perdue, voulez-vous dire? J’achève votre pensée Lorenza.
– Ne vous arrêtez qu’à ce que je dirai, monsieur, et ne supposez rien, je vous prie.
– Continuez donc.
– Eh bien, au lieu de me laisser m’abîmer dans ces colères et dans ces désespoirs, accordez-moi, puisque je ne vous suis utile à rien…
Elle s’arrêta pour regarder Balsamo; mais déjà il avait repris son empire sur lui-même, et elle ne rencontra qu’un regard froid et un sourcil froncé.
Elle s’anima sous cet œil presque menaçant.
– Accordez-moi, continua-t-elle, non pas la liberté, je sais qu’un décret de Dieu ou plutôt votre volonté, qui me paraît toute-puissante, me condamne à la captivité durant ma vie; accordez-moi de voir des visages humains, d’entendre le son d’une autre voix que votre voix; accordez-moi enfin de sortir, de marcher, de faire acte d’existence.
– J’avais prévu ce désir, Lorenza, dit Balsamo en lui prenant la main, et depuis longtemps, vous le savez, ce désir est le mien.
– Alors!… s’écria Lorenza.
– Mais, reprit Balsamo, vous m’avez prévenu vous-même; comme un insensé que j’étais, et tout homme qui aime est un insensé, je vous ai laissée pénétrer une partie de mes secrets en science et en politique. Vous savez qu’Althotas a trouvé la pierre philosophale et cherche l’élixir de vie: voilà pour la science. Vous savez que moi et mes amis conspirons contre les monarchies de ce monde: voilà pour la politique. L’un des deux secrets peut me faire brûler comme sorcier, l’autre peut me faire rouer comme coupable de haute trahison. Or, vous m’avez menacé, Lorenza; vous m’avez dit que vous tenteriez tout au monde pour recouvrer votre liberté, et que, cette liberté une fois reconquise, le premier usage que vous en feriez serait de me dénoncer à M. de Sartine. Avez-vous dit cela?
– Que voulez-vous! parfois je m’exaspère, et alors… eh bien, alors, je deviens folle.
– Êtes-vous calme? Êtes-vous sage à cette heure, Lorenza, et pouvons nous causer?
– Je l’espère.
– Si je vous rends cette liberté que vous demandez, trouverai-je en vous une femme dévouée et soumise, une âme constante et douce? Vous savez que voilà mon plus ardent désir, Lorenza.
La jeune femme se tut.
– M’aimerez-vous enfin? acheva Balsamo avec un soupir.
– Je ne veux promettre que ce que je puis tenir, dit Lorenza; ni l’amour ni la haine ne dépendent de nous. J’espère que Dieu, en échange de ces bons procédés de votre part, permettra que la haine s’efface et que l’amour vienne.
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