Je l'emmenai dans la partie du jardin que sa mère pouvait voir de sa fenêtre en s'éveillant, et, en m'asseyant avec lui sur un banc, je provoquai l'épanchement de son cœur.
– Est-il possible, lui dis-je, que vous ayez laissé une si violente passion gouverner et troubler un esprit comme le vôtre?
– Ce n'est pas cela seulement, répondit-il, c'est le reste, c'est tout! C'est la République qui expire autour de moi et en moi-même. Oui, je la sens là qui meurt dans mon sein refroidi; ma foi me quitte!
– Pourquoi donc? lui dis-je. Ne sommes-nous pas encore en république, et l'ère de paix et de tolérance que vous rêviez, que vous annonciez, n'est-elle pas venue? Nous sommes vainqueurs partout, nos ennemis du dehors nous demandent la paix et ceux du dedans sont apaisés. Le bien-être revient avec la liberté.
– Oui, il semble que les représailles soient assouvies et que nous entrions dans un monde nouveau qui serait la réconciliation du tiers état avec la noblesse, la paix au dedans et au dehors. Mais cette tranquillité est illusoire et ne durera qu'un jour. L'Europe monarchique n'acceptera pas notre indépendance, les mauvais partis conspirent et le tiers état s'endort, satisfait de l'importance qu'il a acquise. Il se corrompt déjà, il pardonne, il tend la main au clergé, il singe la noblesse et la fréquente, les femmes de cette race nous subjuguent, à commencer par moi qui suis épris d'une Franqueville dont je haïssais et méprisais le père. Vous voyez bien que tout se dissout et que l'élan révolutionnaire est fini! J'aimais la Révolution comme on aime une amante. Pour elle, j'aurais de mes mains arraché mes entrailles; pour elle, j'étais fier de souffrir la haine de ses ennemis. Je bravais même l'effroi inintelligent du peuple. Cet enthousiasme m'abandonne, le dégoût s'est emparé de moi quand j'ai vu le néant ou la méchanceté de tous les hommes, quand je me suis dit que nous étions tous indignes de notre mission et loin de notre but. Enfin! c'est une tentative avortée, rien de plus! les Français ne veulent pas être libres, ils rougiraient d'être égaux. Ils reprendront les chaînes que nous avons brisées, et nous qui avons voulu les affranchir, nous serons méconnus et maudits, à moins que nous ne nous punissions d'avoir échoué, en nous maudissant nous-mêmes et en disparaissant de la scène du monde!
Je vis tout ce que la chute des jacobins avait amassé de découragement et d'amertume dans cette âme ardente, qui ne pouvait plus comprendre les destinées de son pays confiées à d'autres mains, et qui ne pouvait ressaisir l'espérance. Pour lui, la patience était une transaction. Homme d'action et de premier mouvement, il ne savait pas garder son idéal, du moment que l'application n'était pas immédiate et irrévocable. Ce fut à moi, pauvre fille ignorante, de lui démontrer que tous les grands efforts de son parti n'étaient pas perdus, et qu'un jour, bientôt peut-être, l'opinion éclairée ferait la part du blâme et celle de la reconnaissance. Pour lui exprimer cela de mon mieux, je lui parlai beaucoup du progrès certain du peuple et des grandes misères dont la Révolution l'avait délivré. Je me gardai de revenir à mes anciennes critiques de la Terreur: il était encore plus pénétré que moi du mal qu'elle avait fait. Je lui en démontrai les bons côtés, le grand élan patriotique qu'elle avait donné, les conspirations qu'elle avait déjouées. Enfin, si j'eus quelque éloquence pour le convaincre, c'est que je fis entrer dans ma parole le feu et la conviction qu'Émilien avait mis dans mon cœur. Devant le grand dévouement de mon fiancé à la patrie, j'étais devenue moins paysanne, c'est-à-dire plus Française.
M. Costejoux m'écouta très sérieusement, et, voyant que j'étais sincère, il fit cas de mes bonnes raisons. Alors, il revint à son dépit contre Louise, et, l'ayant bien exhalé, il se laissa toucher par mes prières. Je me mis presque à ses genoux pour qu'il me promît de se guérir moralement et physiquement, car je voyais bien qu'il était malade. L'état bizarre où je venais de le surprendre n'était point son état normal, et ce n'était pas non plus celui d'un homme en santé. J'obtins qu'il mangerait et dormirait aussi régulièrement que la chose serait compatible avec la hâte et l'urgence de sa profession. Il me jura, en pressant mes mains dans les siennes, qu'il écarterait les idées de suicide comme indigne d'un bon fils et d'un honnête homme. Enfin, je le ramenai à sa mère, très attendri, par conséquent à moitié soumis à sa destinée.
Pauvre Costejoux! elle ne fut pas toujours heureuse. Louise pleura beaucoup devant les reproches d'Émilien. Elle eût voulu écrire, pour exprimer tous les combats de son cœur et marquer ses regrets, sa reconnaissance. Elle ne savait presque pas écrire, elle eût voulu parler elle-même; mais elle n'osa revenir sur ses pas et ne put vaincre ses préjugés. Elle chargea son frère de redire tout ce qu'elle lui disait. Costejoux ne comptait point sur son retour. Il surmonta son chagrin, renferma son mécontentement et montra, à la fête champêtre de notre mariage qui eut lieu au moutier, une gaieté charmante et une grande bonté avec tout le monde.
Il était ou semblait guéri; mais Louise s'ennuya de la misère, de la violence et peut-être aussi de la nullité de ceux à qui elle avait demandé asile.
Un beau jour, elle revint tomber aux pieds de madame Costejoux, et peu de semaines après elle épousa notre ami.
Ils ont vécu dans un accord apparent et sans avoir de graves reproches mutuels à se faire. Mais leurs cœurs ne s'entendirent et ne se confondirent qu'à la longue. Ils avaient chacun une religion, elle le prêtre et le roi, lui la République et Jean-Jacques Rousseau. Il était bien toujours épris d'elle, elle était si jolie avec ses grâces de chatte; mais il ne pouvait la prendre au sérieux, et, par moments, il était sec et amer en paroles, ce qui montrait le vide de son âme à l'endroit du vrai bonheur et de la vraie tendresse. La mort de sa mère ajouta à son malaise moral. Il s'attacha dès lors à faire fortune pour contenter les goûts frivoles de sa femme et il est à présent un des plus riches du pays. Elle est morte jeune encore et lui laissant deux charmantes filles, dont l'une a épousé son cousin, Pierre de Franqueville, mon fils aîné.
Quant à nous, nous sommes arrivés à une grande aisance qui nous a permis de bien élever nos cinq enfants. Ils sont tous établis aujourd'hui, et, quand nous avons le bonheur d'être tous réunis avec leurs enfants et leurs femmes, il s'agit de mettre vingt-cinq couverts pour toute la famille. Costejoux a beaucoup pleuré sa pauvre Louise, mais il a vécu pour ses filles qu'il adore, et la fin de sa vie est devenue plus calme. Sa foi politique n'a pourtant pas transigé. Il est resté sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils n'ont pas été dupes de la révolution de Juillet. Ils n'ont pas été satisfaits de celle de Février. Moi qui, depuis bien longtemps, ne m'occupe plus de politique – je n’en ai pas le temps – je ne les ai jamais contredits, et, si j'eusse été sûre d'avoir raison contre eux, je n'aurais pas eu le courage de le leur dire, tant j'admirais la trempe de ces caractères du passé, l'un impétueux et enthousiaste, l'autre calme et inébranlable, qui n'ont pas vieilli et qui m'ont toujours semblé plus riches de cœur et plus frais d'imagination que les hommes d'aujourd'hui.
J'ai perdu, l'an dernier, l'ami de ma jeunesse, le compagnon de ma vie, l'être le plus pur et le plus juste que j'aie jamais connu. J'avais toujours demandé au ciel de ne pas lui survivre, et pourtant je vis encore, parce que je me vois encore utile aux chers enfants et petits-enfants qui m'entourent. J'ai soixante-quinze ans, et je n'ai pas longtemps à attendre pour rejoindre mon bien-aimé.
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