– Puisqu'il en est ainsi, dis-je à mon ami, revenons à nos moutons, c'est-à-dire à nos bergeries. Te souviens-tu qu'avant la révolution, nous philosophions précisément sur l'attrait qu'ont éprouvé de tout temps les esprits fortement frappés des malheurs publics, à se rejeter dans les rêves de la pastorale, dans un certain idéal de la vie champêtre d'autant plus naïf et plus enfantin que les mœurs étaient plus brutales et les pensées plus sombres dans le monde réel?
– C'est vrai, et jamais je ne l'ai mieux senti. Je t'avoue que je suis si las de tourner dans un cercle vicieux en politique, si ennuyé d'accuser la minorité qui gouverne, pour être forcé tout aussitôt de reconnaître que cette minorité est l'élue de la majorité, que je voudrais oublier tout cela, ne fût-ce que pendant une soirée, pour écouter ce paysan qui chantait tout à l'heure, ou toi-même, si tu voulais me dire un de ces contes que le Chanvreur de ton village t'apprend durant les veillées d'automne.
– Le laboureur ne chantera plus d'aujourd'hui, répondis-je, car le soleil est couché, et le voilà qui rentre ses bœufs, laissant l'arçon dans le sillon. Le chanvre trempe encore dans la rivière, et ce n'est pas même le temps où on le dresse en javelles, qui ressemblent à de petits fantômes rangés en bataille au clair de la lune, le long des enclos et des chaumières. Mais je connais le Chanvreur; il ne demande qu'à raconter des histoires et il ne demeure pas loin d'ici. Nous pouvons bien aller l'inviter à souper; et, pour n'avoir point broyé depuis longtemps, pour n'avoir point avalé de poussière, il n'en sera que plus disert et de plus longue haleine.
– Eh bien, allons le chercher, dit mon ami, tout réjoui d'avance; et demain tu écriras son récit pour faire suite, avec La Mare au Diable et François le Champi, à une série de contes villageois, que nous intitulerons classiquement Les veillées du Chanvreur.
– Et nous dédierons ce recueil à nos amis prisonniers; puisqu'il nous est défendu de leur parler politique, nous ne pouvons que leur faire des contes pour les distraire ou les endormir. Je dédie celui-ci en particulier, à Armand…
– Inutile de le nommer, reprit mon ami; on verrait un sens caché, dans ton apologue, et on découvrirait là-dessous quelque abominable conspiration. Je sais bien qui tu veux dire et il le saura bien aussi, lui, sans que tu traces seulement la première lettre de son nom.
Le Chanvreur ayant bien soupé, et voyant à sa droite un grand pichet de vin blanc, à sa gauche un pot de tabac pour charger sa pipe à discrétion toute la soirée, nous raconta l'histoire suivante.
George SAND
Nohant, 21 décembre 1851.
C'est à la suite des néfastes journées de juin 1848 que, troublé et navré jusqu'au fond de l'âme par les orages extérieurs, je m'efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi, si je faisais profession d'être philosophe, je pourrais croire ou prétendre que la foi aux idées entraîne le calme de l'esprit en présence des faits désastreux de l'histoire contemporaine; mais il n'en est point ainsi pour moi, et j'avoue humblement que la certitude d'un avenir providentiel ne saurait fermer l'accès, dans une âme d'artiste, à la douleur de traverser un présent obscurci et déchiré par la guerre civile.
Pour les hommes d'action qui s'occupent personnellement du fait politique, il y a, dans tout parti, dans toute situation, une fièvre d'espoir ou d'angoisse, une colère ou une joie, l'enivrement du triomphe ou l'indignation de la défaite. Mais pour le pauvre poète, comme pour la femme oisive, qui contemplent les événements sans y trouver un intérêt direct et personnel, quel que soit le résultat de la lutte, il y a l'horreur profonde du sang versé de part et d'autre, et une sorte de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, à la suite des convulsions sociales.
Dans ces moments-là, un génie orageux et puissant, comme celui du Dante, écrit avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. Il faut être trempé comme cette âme de fer et de feu pour arrêter son imagination sur les horreurs d'un enfer symbolique, quand on a sous les yeux le douloureux purgatoire de la désolation sur la terre. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste, qui n'est que le reflet et l'écho d'une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d'innocence et de rêverie. C'est son infirmité qui le fait agir ainsi, mais il n'en doit point rougir car c'est aussi son devoir. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l'artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés que les mœurs pures, les sentiments tendres et l'équité primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point là le chemin du salut: mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.
Prêcher l'union quand on s'égorge, c'est crier dans le désert. Il est des temps où les âmes sont si agitées qu'elles sont sourdes à toute exhortation directe. Depuis ces journées de juin dont les événements actuels sont l'inévitable conséquence, l'auteur du conte qu'on va lire s'est imposé la tâche d'être aimable , dût-il en mourir de chagrin. Il a laissé railler ses bergeries , comme il avait laissé railler tout le reste, sans s'inquiéter des arrêts de certaine critique. Il sait qu'il a fait plaisir à ceux qui aiment cette note-là , et que faire plaisir à ceux qui souffrent du même mal que lui, à savoir l'horreur de la haine et des vengeances, c'est leur faire tout le bien qu'ils peuvent accepter: bien fugitif, soulagement passager, il est vrai, mais plus réel qu'une déclamation passionnée, et plus saisissant qu'une démonstration classique.
George SAND
Le père Barbeau de la Cosse n'était pas mal dans ses affaires, à preuve qu'il était du conseil municipal de sa commune. Il avait deux champs qui lui donnaient la nourriture de sa famille et du profit par-dessus le marché. Il cueillait dans ses prés du foin à pleins charrois et, sauf celui qui était au bord du ruisseau et qui était un peu ennuyé par le jonc, c'était du fourrage connu dans l'endroit pour être de première qualité.
La maison du père Barbeau était bien bâtie, couverte en tuile, établie en bon air sur la côte, avec un jardin de bon rapport et une vigne de six journaux. Enfin il avait, derrière sa grange, un beau verger, que nous appelons chez nous une ouche, où le fruit abondait tant en prunes qu'en guignes, en poires et en cormes. Mêmement, les noyers de ses bordures étaient les plus vieux et les plus gros de deux lieues aux entours.
Le père Barbeau était un homme de bon courage, pas méchant, et très porté pour sa famille, sans être injuste à ses voisins et paroissiens.
Il avait déjà trois enfants quand la mère Barbeau, voyant sans doute qu'elle avait assez de bien pour cinq et qu'il fallait se dépêcher, parce que l'âge lui venait, s'avisa de lui en donner deux à la fois, deux beaux garçons; et, comme ils étaient si pareils qu'on ne pouvait presque pas les distinguer l'un de l'autre, on reconnut bien vite que c'étaient deux bessons, c'est-à-dire deux jumeaux d'une parfaite ressemblance.
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