À Paris, dit-il, l'annonce du départ du médecin de Sa Majesté, du grand Corvisart, a dû faire naître les suppositions les plus folles.
On doit reparler de ma succession .
- J'ai quarante ans, Duroc. Si je meurs...
Il s'interrompt, il prise, puis écarte d'un mouvement brusque le col de sa redingote qui lui irrite la peau.
Il veut un fils. Il doit divorcer. C'est maintenant, à quarante ans, ou jamais.
Il rentre au château, convoque Méneval, commence à lire les dépêches. Au bout de quelques minutes, il lève la tête.
Cette nuit, Marie lui a annoncé qu'elle croyait être enceinte. Il a posé les deux mains sur son ventre. Un fils, là - une nouvelle preuve de sa capacité à donner la vie. Il doit divorcer. Dès que la paix sera conclue avec Vienne, il rentrera à Paris, tranchera d'un seul coup brutal, comme on ampute un membre sur le champ de bataille.
Mais quand pourra-t-il quitter Schönbrunn ? Les Autrichiens négocient habilement, refusent la transaction qu'il leur a proposée : l'abdication de l'empereur François I er, responsable de la guerre, contre l'intégrité préservée du territoire.
Qu'espèrent-ils en tardant ? Que le débarquement réalisé par les Anglais dans l'île de Walcheren, avec l'intention sans doute de marcher sur Anvers et la Hollande, réussisse ? Que j'entre en guerre avec la Russie à propos de la Pologne ? Ou bien que les catholiques des pays d'Europe s'insurgent contre moi parce que le pape a été arrêté ?
Il convoque Champagny, le ministre des Relations extérieures. Cet homme n'a aucune des qualités de Talleyrand, mais c'est un exécutant honnête.
- Je suis fâché qu'on ait arrêté le pape, dit Napoléon. C'est une grande folie.
Il prise. Il marche de long en large. Il avait en effet évoqué la possibilité que l'on enferme le souverain pontife. Mais - il tape du pied - il n'en a jamais donné l'ordre, il n'a jamais désiré qu'on chasse Pie VII de Rome pour l'installer à Savone ! Il voulait annexer Rome, voilà tout.
- C'est une grande folie, reprend-il, mais enfin il n'y a pas de remède, ce qui est fait est fait.
Il s'emporte. Sa nuque le brûle, et plus il élève la voix, plus la démangeaison et la douleur s'accroissent.
Si rares sont ceux qui le comprennent, si rares aussi ceux qui lui apportent une aide efficace, si rares enfin ceux qui ne le déçoivent pas.
Ainsi son frère Jérôme qu'il a fait roi ! Jérôme imagine qu'on fait la guerre comme un satrape, en se tenant loin des combats.
Il commence à dicter.
« Il faut être soldat, et puis soldat, et encore soldat ; il faut bivouaquer à son avant-garde, être nuit et jour à cheval, marcher avec l'avant-garde pour avoir des nouvelles ou bien rester dans son sérail. Mon frère, vous faites la guerre comme un satrape. »
Mais le ministre de la Guerre, Clarke, ne vaut pas mieux. Il n'a pris aucune mesure pour s'opposer au débarquement anglais dans l'île de Walcheren. Veut-il se faire prendre par les Anglais dans son lit ? Quant à Joseph, en Espagne, il continue de vouloir imiter Charles Quint, et laisse les Anglais de Wellesley remporter la victoire de Talavera ! Et Wellesley a été fait duc de Wellington.
- En Espagne, s'écrie-t-il, j'ai ouvert une école aux soldats anglais, c'est dans la péninsule que se forme l'armée anglaise !
Et, pendant ce temps-là, Fouché nomme ce Bernadotte, que j'ai écarté de mon armée, commandant en chef des Gardes nationales ! Bernadotte, retors, jaloux, incapable. Qu'on le destitue !
Voilà les hommes qui prétendent me servir !
Il a la bouche pleine de bile et la peau irritée. Il est nerveux. Il lui faut encore répondre à Joséphine dont les lettres sont pleines des sous-entendus d'une femme jalouse.
Les bonnes âmes ont déjà dû lui annoncer la présence de Marie Walewska à Schönbrunn près de moi !
Elle écrit comme si j'étais coupable ! Ce n'est qu'au nom du passé que je la ménage .
« Je reçois ta lettre de la Malmaison. L'on m'a rendu compte que tu étais grasse, fraîche et très bien portante. Je t'assure que Vienne n'est pas une ville amusante. Je voudrais fort être déjà parti.
« Adieu, mon amie. J'entends deux fois par semaine les bouffons ; ils sont assez médiocres ; cela amuse les soirées. Il y a cinquante ou soixante femmes à Vienne, mais au parterre, comme n'ayant pas été présentées.
« Napoléon »
Il va maintenant assister à la grande parade dans la cour d'honneur du château. Il sort. La lumière est éclatante.
Derrière un cordon de gendarmes et de grenadiers, il aperçoit le maréchal Berthier, s'approche de lui. « Vous êtes prince de Wagram », lui dit-il. Puis il se dirige vers le maréchal Masséna. « Vous êtes prince d'Essling. »
Il aime ce moment où il récompense des hommes qui ont bien combattu, qui l'ont servi avec dévouement. Il dit à Macdonald, à Marmont et à Oudinot : « Vous êtes maréchaux d'Empire », et à Davout : « Vous voici prince d'Eckmühl. »
Les tambours roulent. La parade commence. De cette cour d'honneur, il ne voit pas la maison où réside Marie Walewska.
Il rentre au château et rit en apercevant le docteur Corvisart dont tout le visage exprime l'étonnement. Il va vers lui. Il a de l'estime pour cet homme aux allures aimables, qu'il voit presque chaque jour à Paris et dont le diagnostic est sûr. Corvisart devait l'imaginer alité, mourant.
- Eh bien, Corvisart, quelles nouvelles ? Que dit-on à Paris ? Savez-vous qu'on me soutient, ici, que je suis gravement malade ? J'ai une petite éruption, une légère douleur de tête.
Il se tourne, montre sa nuque tout en défaisant sa cravate.
- Le docteur Frank prétend que je suis attaqué d'un vice dartreux qui exige un traitement long, sévère. Qu'en pensez-vous ?
J'ai quarante ans. La mort peut mieux que jamais me saisir .
Corvisart rit.
- Ah, Sire, me faire venir de si loin pour un vésicatoire que le dernier médecin eût pu appliquer aussi bien que moi ! Frank extravague. Ce petit accident tient à une éruption mal soignée, et ne résistera pas à quatre jours de vésicatoire. Vous allez à merveille !
Corvisart a-t-il raison ? La question lui vient parfois, en ces semaines de l'été 1809. Il ressent certains jours une fatigue qui l'accable. Et d'autres jours, au contraire, l'énergie l'emporte.
Ce 15 août 1809, il décide de se rendre à Vienne incognito en compagnie du maréchal Berthier, pour découvrir les illuminations de la ville, assister au feu d'artifice qu'on donne à l'occasion de la fête.
Il devine l'inquiétude de Berthier, qui lance des regards angoissés à la foule des passants. Si on reconnaissait l'Empereur...
- Je m'abandonne à mon étoile, dit Napoléon. Je suis trop fataliste pour employer aucun moyen de me préserver d'un assassinat.
Ces gens, qui le bousculent sans l'identifier, l'amusent. Il se sent joyeux, juvénile. Il va passer le reste de la nuit avec Marie Walewska.
- Ma santé est bonne, dit-il à Berthier en rentrant au château de Schönbrunn. Je ne sais ce que l'on débite. Je ne me suis jamais mieux porté depuis bien des années. Corvisart ne m'était point utile.
Il se rend chez Marie Walewska. Il la découvre avec ravissement, si rose, le corps si épanoui.
Elle porte un enfant de moi. C'est sa jeunesse, sa fécondité qui sont les sources de ma santé .
Il faut qu'il divorce afin d'épouser une femme digne d'un empereur et qui lui donne ce que la douce Marie lui a offert.
28.
L'automne vient. Déjà ! Est-ce possible ? Napoléon a pris ses habitudes ici à Schönbrunn. Il parcourt la campagne à cheval, traversant à pas lents les villages où l'on s'est battu et où les paysans achèvent de reconstruire leurs maisons. Les moissons dans la plaine d'Essling et sur le plateau de Wagram sont rentrées. Les pluies de septembre et d'octobre ont commencé à creuser des ornières dans la terre, et la nuit interrompt brutalement les crépuscules.
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