C’était bien elle, pourtant ! Mais quand il l’avait vue pour la dernière fois elle avait vingt-cinq ou vingt-six ans. C’était une femme grande, mince, mélancolique, qu’on apercevait de loin dans le parc.
Et maintenant elle devait avoir soixante ans bien sonnés… Elle priait ardemment… Elle avait un visage émacié, des mains trop longues, trop fines qui étreignaient un missel…
Maigret était resté au dernier rang des chaises de paille, celles qu’à la grand-messe on fait payer cinq centimes mais qui sont gratuites aux messes basses.
« … Un crime sera commis… »
Il se leva avec les autres au premier évangile. Des détails le sollicitaient de toutes parts et des souvenirs s’imposaient à lui. Par exemple, il pensa soudain :
— Le Jour des morts, le même prêtre célèbre trois messes…
De son temps, il déjeunait chez le curé, entre la seconde et la troisième. Un œuf à la coque et du fromage de chèvre !
C’était la police de Moulins qui avait raison ! Il ne pouvait pas y avoir de crime ! Le sacristain avait pris place au bout des stalles, quatre places plus loin que la comtesse. Le sonneur était parti à pas lourds, comme un directeur de théâtre qui ne se soucie pas d’assister à son spectacle.
D’hommes, il n’y avait plus que Maigret et le prêtre ; un jeune prêtre au regard passionné de mystique. Il ne se pressait pas, comme le vieux curé que le commissaire avait connu. Il n’escamotait pas la moitié des versets.
Les vitraux pâlissaient. Dehors, le jour se levait. Une vache meuglait dans une ferme.
Et bientôt tout le monde courbait l’échine pour l’élévation. La grêle sonnette de l’enfant de chœur tintait.
Il n’y eut que Maigret à ne pas communier. Toutes les femmes s’avancèrent vers le banc, mains jointes, visage hermétique. Des hosties, si pâles qu’elles semblaient irréelles, passaient un instant dans les mains du prêtre.
Le service continuait. La comtesse avait le visage dans les mains.
Pater Noster…
Et ne nos inducas in tentationem…
Les doigts de la vieille dame se disjoignaient, découvraient le faciès tourmenté, ouvraient le missel.
Encore quatre minutes ! Les oraisons. Le dernier Évangile ! Et ce serait la sortie ! Et il n’y aurait pas eu de crime !
Car l’avertissement disait bien : la première messe…
La preuve que c’était fini, c’est que le bedeau se levait, pénétrait dans la sacristie…
La comtesse de Saint-Fiacre avait à nouveau la tête entre les mains. Elle ne bougeait pas. La plupart des autres vieilles étaient aussi rigides.
Ité missa est… « La messe est dite… »
Alors seulement Maigret sentit combien il avait été angoissé. Il s’en était à peine rendu compte. Il poussa un involontaire soupir. Il attendit avec impatience la fin du dernier évangile, en pensant qu’il allait respirer l’air frais du dehors, voir les gens s’agiter, les entendre parler de choses et d’autres…
Les vieilles s’éveillaient toutes à la fois. Les pieds remuaient sur les froids carreaux bleus du temple. Une paysanne se dirigea vers la sortie puis une autre. Le sacristain parut avec un éteignoir, et un filet de fumée bleue remplaça la flamme des bougies.
Le jour était né. Une lumière grise pénétrait dans la nef en même temps que des courants d’air.
Il restait trois personnes… Deux… Une chaise remuait… Il ne restait plus que la comtesse, et les nerfs de Maigret se crispèrent d’impatience…
Le sacristain, qui avait terminé sa tâche, regarda M me de Saint-Fiacre. Une hésitation passa sur son visage. Au même moment le commissaire s’avança.
Ils furent deux tout près d’elle, à s’étonner de son immobilité, à chercher à voir le visage que cachaient les mains jointes. Maigret, impressionné, toucha l’épaule. Et le corps vacilla, comme si son équilibre n’eût tenu qu’à un rien, roula par terre, resta inerte.
La comtesse de Saint-Fiacre était morte.
On avait transporté le corps dans la sacristie où on l’avait étendu sur trois chaises mises côte à côte. Le sacristain était sorti en courant pour aller chercher le médecin du hameau.
Et Maigret en oubliait ce que sa présence avait d’insolite. Il mit plusieurs minutes à comprendre l’interrogation soupçonneuse que contenait le regard ardent du prêtre.
— Qui êtes-vous ? questionna enfin celui-ci. Comment se fait-il que…
— Commissaire Maigret, de la Police judiciaire.
Il regarda le curé en face. C’était un homme de trente-cinq ans, aux traits réguliers mais si graves qu’ils évoquaient la foi farouche des moines d’autrefois.
Un trouble profond l’agitait. Une voix moins ferme murmura :
— Vous ne voulez pas dire que… ?
On n’avait pas encore osé dévêtir la comtesse. On avait posé en vain un miroir sur ses lèvres. On avait écouté son cœur qui ne battait plus.
— Je ne vois pas de blessure… se contenta de répliquer Maigret.
Et il regardait autour de lui ce décor immuable auquel trente années n’avaient changé aucun détail. Les burettes étaient à la même place et la chasuble préparée pour la messe suivante, et la robe et le surplis de l’enfant de chœur.
Le jour sale qui pénétrait par une fenêtre en ogive délayait les rayons d’une lampe à huile.
Il faisait à la fois chaud et froid. Le prêtre était assailli par des pensées terribles.
Un drame ! Maigret ne comprit pas tout d’abord. Mais des souvenirs de son enfance continuaient à remonter comme des bulles d’air.
« … Une église où un crime a été commis doit être à nouveau sanctifiée par l’évêque… »
Comment pouvait-il y avoir eu crime ? On n’avait pas entendu de coup de feu ! Personne ne s’était approché de la comtesse ! Pendant toute la messe, Maigret ne l’avait pour ainsi dire pas quittée des yeux !
Et il n’y avait pas de sang versé, pas de blessure apparente !
— La seconde messe est à sept heures, n’est-ce pas ?
Ce fut un soulagement d’entendre le pas lourd du médecin, un bonhomme sanguin que l’atmosphère impressionna et qui regarda tour à tour le commissaire et le curé.
— Morte ? questionna-t-il.
Il n’hésita pourtant pas, lui, à dégrafer le corsage, pendant que le prêtre détournait la tête. Des pas lourds dans l’église. Puis la cloche que le sonneur mettait en branle. Le premier coup de la messe de sept heures.
— Je ne vois qu’une embolie pour… Je n’étais pas le médecin attitré de la comtesse, qui préférait se faire soigner par un confrère de Moulins… Mais j’ai été appelé deux ou trois fois au château… Elle avait le cœur très malade…
La sacristie était exiguë. Les trois hommes et le cadavre y tenaient à peine. Deux enfants de chœur arrivaient, car la messe de sept heures était une grand-messe.
— Sa voiture doit être dehors ! dit Maigret. Il faut la faire transporter chez elle…
Et il sentait toujours peser sur lui le regard angoissé du prêtre. Celui-ci avait-il deviné quelque chose ? Toujours est-il que, pendant que le sacristain, aidé par le chauffeur, conduisait le corps vers la voiture, il s’approcha du commissaire.
— Vous êtes sûr que… Il me reste deux messes à dire… C’est le Jour des morts… Mes fidèles sont…
Puisque la comtesse était morte d’une embolie, est-ce que Maigret n’avait pas le droit de rassurer le curé ?
— Vous avez entendu ce qu’a dit le docteur…
— Pourtant vous êtes venu ici, aujourd’hui, justement à cette messe…
Maigret fit un effort pour ne pas se troubler.
— Un hasard, monsieur le curé… Mon père est enterré dans votre cimetière…
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