“Non”, répéta Angelica.
La Douairière regarda le garde qui se tenait derrière elle. “Emmenez-la sur le toit et jetez-la. Il faut qu'on s'imagine qu'elle a sauté parce qu'elle était trop malheureuse d'avoir perdu Sebastian. Faites attention à ce qu'on ne vous aperçoive pas.”
Angelica essaya de supplier la Reine, essaya de se libérer mais les fortes mains du garde la tiraient déjà en arrière. Elle fit la seule chose qu'elle pouvait et hurla.
Alors qu'il marchait dans les rues d'Ashton en allant vers les quais, Rupert bouillait de rage. Il aurait dû être en train de parcourir les rues à cheval acclamé par la populace qui l'aimait, en train de fêter sa victoire. Il aurait dû demander à ce que les roturiers crient son nom et lui lancent des fleurs. Le long de la route, il aurait dû y avoir des femmes impatientes de se jeter dans ses bras et de jeunes hommes jaloux de ne jamais pouvoir être comme lui.
Au lieu de cela, il n'y avait que les rues humides et les paysans qui vaquaient aux tristes occupations qui étaient les leurs quand ils n'acclamaient pas leurs supérieurs.
“Est-ce que tout va bien, votre altesse ?” demanda Sir Quentin Mires. Il faisait partie de la dizaine de soldats qui avaient été choisis pour l'accompagner, probablement pour s'assurer qu'il monterait sur le navire sans changer d'itinéraire. On leur avait probablement ordonné de lui faire avouer où se trouvait Sebastian avant son départ. Ce n'était vraiment pas la même chose. Ce n'était même pas une garde d'honneur, pas vraiment.
“Non, Sir Quentin”, dit Rupert, “tout ne va pas bien.”
Il aurait dû être le héros du moment. Il avait arrêté l'invasion tout seul alors que sa mère et son frère avaient été trop lâches pour faire le nécessaire. Il avait été le prince dont le royaume avait eu besoin à ce moment-là et comment le récompensait-on ?
“A quoi ressemblent les Colonies Proches ?” demanda-t-il.
“On m'a dit que leurs îles étaient différentes, votre altesse”, dit Sir Quentin. “Certaines sont rocheuses, d'autres sablonneuses et d'autres marécageuses.”
“Des marécages”, répéta Rupert. “Ma mère m'a envoyé aider un gouverneur de marécages.”
“On m'a dit qu'on y trouve beaucoup d'animaux sauvages”, dit Sir Quentin. “Certains savants du royaume, spécialisés en histoire naturelle, passent des années là-bas en espérant y faire des découvertes.”
“Donc, ce sont des marécages infestés de bêtes sauvages ?” dit Rupert. “Savez-vous que vous ne me donnez pas envie d'y aller, Sir Quentin ?” Il décida de poser les questions importantes en les comptant sur ses doigts pendant qu'ils avançaient. “Y a-t-il de bonnes salles de jeu là-bas ? Des courtisanes célèbres ? Des boissons locales intéressantes ?”
“On m'a dit que le vin était —”
“Au diable le vin !” répondit Rupert sur un ton sec, incapable de se retenir. En général, il faisait plus attention à incarner le prince idéal pour lequel tout le monde le prenait. “Pardonnez-moi, Sir Quentin, mais ni la qualité du vin ni l'abondance de la vie sauvage ne me consolera d'avoir été exilé, même si ce ne sera pas le terme officiel.”
L'autre homme pencha la tête. “Non, votre altesse, bien sûr que non. Vous méritez mieux que ça.”
C'était si évident que Sir Quentin aurait pu se passer de le dire. Bien sûr qu'il méritait mieux que ça ! Il était le prince aîné et l'héritier légitime du trône. Il méritait tout ce que ce royaume avait à offrir.
“J'aurais bien envie de dire à ma mère que je ne pars pas”, dit Rupert. Il jeta un coup d’œil à Ashton. Il n'aurait jamais imaginé qu'il regretterait une ville aussi puante et sordide que celle-là.
“Cela risque d'être une … mauvaise idée, votre altesse”, dit Sir Quentin d'une voix spéciale qui sous-entendait probablement qu'il essayait d'éviter de traiter Rupert d'idiot. Il s'imaginait probablement que Rupert ne le remarquerait pas. Les gens avaient tendance à prendre Rupert pour un imbécile, jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour eux.
“Je sais, je sais”, dit Rupert. “Si je reste, je risque l'exécution. Pensez-vous réellement que ma mère me ferait exécuter ?”
Sir Quentin chercha ses mots pour répondre et mit trop longtemps.
“Vous le pensez. Vous pensez réellement que ma mère ferait exécuter son propre fils.”
“Elle a assurément la réputation d'être … implacable”, précisa le courtisan. Honnêtement, est-ce que les hommes qui avaient des connexions dans l'Assemblée des Nobles parlaient comme ça tout le temps ? “Et même si elle n'allait pas réellement jusqu'à vous faire exécuter, ceux qui vous entourent pourraient être … vulnérables.”
“Ah, c'est votre propre peau que vous cherchez à protéger”, dit Rupert. Il comprenait mieux ça, lui qui avait constaté que les gens s'occupaient surtout de leurs propres intérêts. C'était une leçon qu'il avait apprise dès un très jeune âge. “J'aurais imaginé que vos contacts dans l'Assemblée vous auraient protégé, surtout après une victoire comme ça.”
Sir Quentin haussa les épaules. “Dans un mois ou deux, peut-être. Nous avons leur soutien, maintenant, mais, pour le moment, ils parlent encore de votre contournement du pouvoir royal, du fait que vous avez agi sans leur consentement. Ils mettent si longtemps à changer d'avis qu'un homme pourrait perdre sa tête entre-temps.”
Sir Quentin pourrait bien perdre la sienne de toute façon s'il suggérait que Rupert avait, d'une façon ou d'une autre, besoin de la permission de quelqu'un d'autre pour faire ce qu'il voulait. C'était tout de même lui le futur roi !
“De plus, bien sûr, même si elle ne vous faisait pas exécuter, votre altesse, votre mère pourrait vous faire emprisonner ou vous envoyer à un endroit encore pire avec des gardes qui s'assureraient que vous y arriviez en toute sécurité.”
Rupert désigna ostensiblement les hommes qui l'entouraient et qui marchaient au même rythme que lui et Sir Quentin.
“Je croyais que c'était déjà le cas.”
Sir Quentin secoua la tête. “Ces hommes font partie de ceux qui ont combattu contre la Nouvelle Armée à vos côtés. Ils respectent la hardiesse de votre décision et ils ont voulu que vous ne partiez pas seul, sans l'honneur d'une escorte.”
Donc, c'était bien une garde d'honneur. Rupert n'était pas sûr qu'il l'aurait compris si on ne le lui avait pas dit. Cependant, maintenant qu'il se souciait de les regarder, il vit que la plupart des hommes qui l'accompagnaient étaient des officiers plutôt que des soldats du rang et qu'ils semblaient pour la plupart contents de cette mission. Cela se rapprochait de la sorte d'adulation que Rupert voulait mais ce n'était quand même pas assez pour compenser la stupidité de ce que sa mère lui avait fait.
C'était une humiliation, et, comme il connaissait sa mère, il savait que c'était calculé.
Ils atteignirent les quais. Rupert s'était attendu à y trouver au moins un grand navire de guerre qui aurait pu tirer une salve en guise de reconnaissance de son statut.
En fait, il n'y avait rien.
“Où est le navire ?” demanda Rupert en regardant autour de lui. Pour autant qu'il puisse voir, les quais étaient pleins des navires habituels, des marchands qui reprenaient leur commerce après la retraite de la Nouvelle Armée. Il aurait imaginé qu'ils le remercieraient au moins de s'être battu pour eux mais ils avaient l'air d'être trop occupés à essayer de gagner leur pain quotidien.
“Je pense que le navire est là-bas, votre altesse”, dit Sir Quentin en montrant du doigt le navire en question.
“Non”, dit Rupert en suivant la direction indiquée par l'autre homme. “Non.”
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