“D'habitude, elle est pire”, dit Vincente, “mais elle aide à nous protéger. Venez, il faut que vous voyiez toutes les deux votre nouvelle demeure.”
Ils se dirigèrent vers le village en pierre. Les autres les suivirent où partirent précipitamment vers les champs pour parler à leurs amis.
“Cet endroit a vraiment l'air très beau”, dit Cora. Emeline était heureuse qu'elle l'apprécie. Elle ne savait pas ce qu'elle aurait fait si son amie avait décidé que Stonehome n'était pas le sanctuaire qu'elle avait espéré.
“Il l'est”, convint Vincente. “Je ne sais pas vraiment qui l'a fondé mais c'est vite devenu un endroit pour les gens comme nous.”
“Pour ceux qui ont des pouvoirs”, dit Emeline.
Vincente haussa les épaules. “C'est ce que dit Asha. Moi, je préfère considérer que c'est un endroit pour tous les dépossédés. Vous êtes bienvenues ici, toutes les deux.”
“Aussi simplement que ça ?” demanda Cora.
Emeline devina que sa méfiance était fortement liée à ce qu'elles avaient trouvé sur leur route. On aurait dit que la quasi-totalité des gens qu'elles avaient rencontrés avaient tenu à les voler, à les réduire en esclavage ou pire encore. Elle devait admettre qu'elle était d'accord avec Cora dans beaucoup de cas mais elle pensait que, par contre, ces gens-là lui ressemblaient de plus d'un point de vue. Elle voulait pouvoir leur faire confiance.
“Les pouvoirs de ton amie montrent de façon évidente qu'elle est des nôtres. Quant à toi, tu … tu étais une des filles liées par contrat synallagmatique, n'est-ce pas ?”
Cora hocha la tête.
“Je sais ce que c'est”, dit Vincente. “J'ai grandi dans un endroit où on m'a dit qu'il fallait que je paie ma liberté. Asha aussi. Elle a payé avec son sang. C'est pour cela qu'elle n'accorde pas sa confiance si facilement que ça.”
En entendant ces paroles, Emeline se mit à penser à Kate. Elle se demanda ce qu'était devenue la sœur de Sophia. Avait-elle réussi à retrouver Sophia ? Allait-elle rejoindre Stonehome elle aussi ou essayait-elle de se rendre à Ishjemme pour être avec elle ? Il n'y avait aucun moyen de le savoir mais Emeline pouvait espérer pour elle.
Elles descendirent au village, suivant Vincente. Au premier abord, ce village avait l'air normal mais, quand Emeline y regarda de plus près, elle vit les différences. Elle vit les runes et les marques des charmes qui avaient été sculptées dans la pierre et dans le bois des bâtiments, sentit la pression qu'exerçaient ces dizaines de gens dotés d'un talent magique qui occupaient un même espace.
“C'est très silencieux”, dit Cora.
Même si l'endroit lui paraissait silencieux, pour Emeline, l'air résonnait de conversations télépathiques. Ici, parler d'esprit à esprit semblait être aussi courant que parler à voix haute, sinon plus.
Il y avait aussi d'autres choses. Elle avait déjà vu ce que le guérisseur, Tabor, pouvait faire mais il y avait des gens qui utilisaient d'autres talents. Un garçon semblait jouer à un jeu avec une coupe et une balle sans toucher aucune des deux. Un homme allumait des lumières dans des pots en verre mais, visiblement, sans allumer de feu. Il y avait même un forgeron qui travaillait sans feu parce que le métal semblait réagir à son toucher comme s'il était vivant.
“Nous avons tous nos talents”, dit Vincente. “Nous avons récolté des connaissances pour être en mesure d'aider les gens qui ont des pouvoirs à les exprimer autant que possible.”
“Tu aurais aimé notre amie Sophia”, dit Cora. “Elle semblait avoir toutes sortes de pouvoirs.”
“Les individus vraiment puissants sont rares”, dit Vincente. “Ceux qui ont l'air les plus forts sont souvent les plus limités.”
“Et pourtant, tu réussis à invoquer un brouillard qui couvre des kilomètres carrés”, précisa Emeline. Elle savait que cela nécessitait beaucoup plus qu'un peu de pouvoir. Beaucoup plus.
“Nous le faisons ensemble”, dit Vincente. “Si tu restes, tu y contribueras probablement, Emeline.”
Il fit un geste en direction du cercle situé au cœur du village, où des silhouettes étaient assises sur des sièges de pierre. Emeline sentit le grésillement du pouvoir qui s'y trouvait, même si les gens n'avaient l'air de rien faire de plus fatigant que regarder dans le vide. Alors qu'elle regardait, une de ces personnes se leva, l'air épuisé, et un autre villageois vint prendre sa place.
Emeline n'avait pas pensé à ça. Les plus puissants d'entre eux obtenaient leur pouvoir en allant chercher de l'énergie à d'autres endroits. Elle avait entendu parler de sorcières qui volaient la vie des gens tandis que Sophia semblait trouver son pouvoir dans la terre elle-même. Vu qui elle était, cela paraissait même sensé. Par contre, ici, il y avait un village entier de personnes dotées de pouvoirs et qui les mettaient en commun pour obtenir plus que la somme des contributions personnelles. Quelle quantité de pouvoir pouvaient-elles générer comme ça ?
“Regarde, Cora”, dit-elle en montrant la scène du doigt. “Ces gens protègent le village entier.”
Cora regarda fixement la scène en question. “C'est … est-ce que tout le monde peut le faire ?”
“Tous ceux qui ont un peu de pouvoir”, dit Vincente. “Si un homme normal le faisait, il ne se passerait rien ou …”
“Ou ?” demanda Emeline.
“Ou alors, il y perdrait la vie. Il vaut mieux qu'il n'essaie pas.”
Emeline vit que cette idée préoccupait Cora mais l'inquiétude de cette dernière sembla ne pas durer. Elle était trop occupée à observer le village comme si elle essayait de comprendre comment il fonctionnait.
“Venez”, dit Vincente. “Il y a une maison libre par là.”
Il les emmena vers un cottage aux murs de pierre qui n'était pas très grand mais qui semblait quand même bien assez grand pour les deux filles. Quand Vincente en ouvrit la porte, elle craqua mais Emeline devina que c'était réparable. Si elle pouvait apprendre à diriger un bateau ou un chariot, elle pourrait apprendre à réparer une porte.
“Que ferons-nous ici ?” demanda Cora.
En entendant ces paroles, Vincente sourit. “Vous vivrez. Nos fermes nous fournissent assez à manger et nous partageons cette nourriture avec tous ceux qui nous aident à travailler dans le village. Les gens apportent la contribution qui leur correspond. Ceux qui savent travailler le métal ou le bois le font pour construire ou pour vendre. Ceux qui peuvent se battre protègent le village ou chassent. Nous trouvons une utilité à tous les talents.”
“J'ai passé ma vie à maquiller les nobles quand ils se préparaient à aller à des soirées”, dit Cora.
Vincente haussa les épaules. “Eh bien, je suis sûr que tu trouveras quelque chose à faire. De toute façon, on fait la fête, ici aussi. Tu trouveras un moyen de t'intégrer.”
“Et si nous voulions partir ?” demanda Cora.
Emeline se retourna. “Pourquoi qui que ce soit le voudrait-il ? Tu ne le veux pas, n'est-ce pas ?”
Alors, elle fit une chose impensable : elle lut dans les pensées de son amie sans lui demander la permission. Elle y vit que Cora avait ses doutes mais aussi qu'elle espérait que tout marcherait bien. Cora voulait pouvoir rester à Stonehome. Ce qu'elle ne voulait pas, c'était se sentir piégée comme un animal. Elle ne voulait pas tomber dans un nouveau piège. Emeline le comprenait mais, malgré cela, elle se détendit. Cora allait rester.
“Non”, dit Cora, “mais … j'ai besoin d'être sûre que ce n'est pas une sorte de piège ou de prison. J'ai besoin de savoir que je ne vais pas redevenir une fille liée par contrat synallagmatique, même si je n'en aurai pas le nom.”
“Non”, dit Vincente. “Nous espérons que tu resteras mais, si tu choisis de partir, nous ne te demanderons que de garder nos secrets. Ces secrets protègent Stonehome, plus que la brume, plus que nos guerriers. A présent, je vais vous laisser vous installer. Quand vous serez prêtes, vous pourrez venir à la maison ronde qui se trouve au cœur du village. C'est Flora qui y dirige la cantine et vous y trouverez à manger toutes les deux.”
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