“Je ne veux plus que ma liberté dépende de quelqu'un d'autre”, dit Kate. “Le monde ne nous a appris qu'une chose : nous devons nous débrouiller seules, vraiment seules. Comme ça, nous pourrons contrôler tout ce qui nous arrivera et nous n'aurons besoin de faire confiance à personne. Il faut que nous apprenions à nous occuper de nous-mêmes, à être autonomes, à vivre de ce que nous offre la terre. Il faut que nous apprenions à chasser, à tenir une ferme. Peu importe quoi, du moment où nous n'avons à faire confiance à personne d'autre. De plus, il faudra que nous amassions beaucoup d'armes et que nous devenions de grandes combattantes pour pouvoir tuer tous ceux qui essaieront de nous prendre ce qui nous appartiendra.”
Et soudain, Kate comprit.
“Il faut qu'on quitte cette ville”, conseilla-t-elle vivement à sa sœur. “Pour nous, elle est remplie de dangers. Il faut qu'on vive au-delà de la ville, à la campagne, où il y a peu de gens et où personne ne pourra nous faire de mal.”
Plus elle en parlait, plus elle se rendait compte que c'était ce qu'il fallait faire. C'était son rêve. A cet instant-là, Kate voulait plus que tout courir vers les portes de la ville et explorer les espaces infinis qui se trouvaient au-delà.
“Et quand nous apprendrons à nous battre”, ajouta Kate, “quand nous grandirons, deviendrons plus fortes et aurons ce qu'on fait de mieux en matière d'épées, d'arbalètes et de dagues, nous reviendrons ici et nous tuerons toutes celles qui nous ont fait du mal à l'orphelinat.”
Elle sentit Sophia poser les mains sur son épaule.
“Tu ne peux pas parler comme ça, Kate. Tu ne peux pas simplement parler de tuer les gens comme si de rien n'était.”
“Ce n'est pas rien”, cracha Kate. “C'est ce qu'ils méritent.”
Sophia secoua la tête.
“C'est une attitude barbare”, dit Sophia. “Il y a de meilleures manières de survivre et de meilleures manières de se venger. De plus, je ne veux plus me contenter de survivre comme une paysanne des forêts. Sinon, à quoi bon vivre ? Je veux vivre.”
Kate n'était pas sûre d'approuver cette idée-là mais ne dit rien.
Elles continuèrent un peu à marcher en silence et Kate devina que Sophia était tout aussi absorbée par son rêve qu'elle ne l'était elle-même. Elles marchèrent dans des rues pleines de gens qui semblaient savoir ce qu'ils faisaient de leur vie, qui avaient l'air d'avoir un objectif précis et Kate trouvait injuste que ce soit aussi facile pour eux. Toutefois, cela ne l'était peut-être pas. Peut-être ces personnes-là avaient-elles aussi peu de choix qu'elle ou Sophia en auraient eu si elles étaient restées à l'orphelinat.
Devant, la ville s'étalait au-delà des portes, qui la gardaient probablement depuis des siècles. A présent, l'espace au-delà des portes était plein de maisons adossées aux murailles et probablement inintéressantes pour cette même raison. Cela dit, au-delà, il y avait un grand espace vide où plusieurs fermiers emmenaient leur cheptel à l'abattoir, des moutons et des oies, des canards et même quelques vaches. Il y avait aussi des chariots pleins de marchandises qui attendaient d'entrer dans la ville.
Et au-delà de tout ça, l'horizon était plein de forêts où Kate aurait vraiment voulu s'enfuir.
Kate vit le chariot avant Sophia. Il se frayait un chemin au travers des véhicules qui attendaient. Visiblement, ses occupants supposaient qu'ils avaient le droit d'arriver les premiers dans la ville elle-même. C'était peut-être le cas. Le chariot était doré et sculpté. Sur le côté, il portait des armoiries familiales que Kate et Sophia auraient probablement reconnues si les bonnes sœurs avaient pensé que de telles choses valaient la peine d'être enseignées. Les rideaux en soie étaient fermés mais Kate en vit un s'ouvrir d'un coup sec. Derrière, il y avait une femme qui regardait à l'extérieur, portant un masque recherché à tête d'oiseau.
Kate se sentit envahie par la jalousie et le dégoût. Comment quelques-uns pouvaient-ils vivre dans un tel luxe ?
“Regarde-les”, dit Kate. “Elles vont probablement à un bal ou à une mascarade. Elles n'ont probablement jamais eu à craindre d'avoir faim depuis qu'elles sont nées.”
“Non”, convint Sophia. Cependant, elle le dit d'un ton pensif, peut-être même admiratif.
Alors, Kate se rendit compte de ce que pensait sa sœur. Elle se tourna vers elle, consternée.
“On ne peut pas les suivre comme ça”, dit Kate.
“Pourquoi pas ?” répliqua sa sœur. “Pourquoi ne pas essayer d'obtenir ce qu'on veut ?”
Kate n'avait pas de réponse à cela. Elle ne voulait pas dire à Sophia que ça ne marcherait pas, que ça ne pouvait pas marcher, que ce n'était pas comme ça que tournait le monde. Dès le premier coup d’œil, ces aristocrates sauraient qu'elles étaient orphelines, sauraient qu'elles étaient des paysannes. Comment pouvaient-elles même espérer passer inaperçues dans un monde comme celui-là ?
Sophia était la sœur aînée : elle était censée déjà savoir tout ça.
De plus, à ce moment-là, Kate aperçut une chose qui exerça sur elle une attraction irrésistible. Il y avait des hommes qui se rangeaient en formation près du côté de la place et ils portaient les couleurs d'une des compagnies de mercenaires qui aimaient s'essayer aux guerres en cours de l'autre côté de la mer. Ils avaient des armes dans des charrettes et aussi des chevaux. Quelques-uns d'entre eux s'adonnaient même à un tournoi d'escrime impromptu avec des épées en acier émoussées.
Kate observa les armes avec gourmandise et vit ce qu'il lui fallait : des porte-armes en acier, des dagues, des épées, des arbalètes, des pièges pour la chasse. Rien qu'avec quelques-unes de ces choses, elle pourrait apprendre à poser des pièges et à vivre des cadeaux de la nature.
“Non”, dit Sophia en voyant ce qu'elle regardait et en lui posant une main sur le bras.
Kate se dégagea, mais avec douceur. “Viens avec moi”, dit Kate, résolue.
Elle vit sa sœur secouer la tête. “Tu sais que je ne le peux pas. Ce n'est pas pour moi. Ce n'est pas ce que je suis. Ce n'est pas ce que je veux, Kate.”
Et essayer de se mêler à un groupe de nobles n'était pas ce que Kate voulait.
Elle sentait la certitude de sa sœur, elle sentait la sienne et elle comprit soudain ce qui allait se passer. Quand elle le comprit, les larmes lui piquèrent les yeux. Elle jeta les bras autour de sa sœur juste au moment où sa sœur la prenait dans les siens.
“Je ne veux pas te quitter”, dit Kate.
“Je ne veux pas te quitter, moi non plus”, répondit Sophia, “mais il faut peut-être que nous tentions chacune de faire ce qui nous passionne, au moins quelque temps. Tu es aussi têtue que moi et nous avons chacune notre rêve personnel. Je suis convaincue que je peux y arriver et que, à ce moment-là, je pourrai t'aider.”
Kate sourit.
“Et je suis convaincue que je le peux moi aussi et que, ce jour-là, je pourrai t'aider.”
A présent, Kate voyait les larmes dans les yeux de sa sœur elle aussi mais, plus encore, elle sentait sa tristesse par le biais de la connexion qu'elles partageaient.
“Tu as raison”, dit Sophia. “Tu ne serais pas à ta place à la cour et je ne serais pas à la mienne dans, dans une contrée sauvage, ou si j'apprenais à me battre. Donc, il faut peut-être que nous le fassions séparément. Peut-être aurons-nous plus de chances de survivre si nous nous séparons. Au moins, si l'une de nous se fait attraper, alors, l'autre pourra venir à sa rescousse.”
Kate voulait à dire à Sophia qu'elle avait tort mais, en vérité, tout ce qu'elle disait avait du sens.
“Je te retrouverai”, dit Kate. “J'apprendrai à me battre et à vivre à la campagne et je te retrouverai. Ce jour-là, tu comprendras et tu viendras me rejoindre.”
Читать дальше