“Et je te retrouverai quand j'aurai réussi à entrer à la cour”, répliqua Sophia avec un sourire. “Tu viendras me retrouver au palais, tu y épouseras un prince et tu gouverneras cette ville.”
Elles se firent un grand sourire, les joues baignées de larmes.
Cela dit, tu ne seras jamais seule, ajouta Sophia, faisant résonner ses paroles dans la tête de Kate. Je serai toujours avec toi, comme tes pensées.
Kate ne pouvait plus supporter cette tristesse et elle savait qu'il allait falloir qu'elle agisse avant d'être tentée de changer d'avis.
Donc, elle serra sa sœur dans ses bras une dernière fois, la relâcha et courut vers les armes.
Il était temps de tout risquer.
Sentant la détermination qui brûlait en elle, Sophia traversa Ashton en direction de l'enceinte emmurée où se trouvait le palais. Elle courut dans les rues, évitant des chevaux et bondissant de temps à autre sur des chariots quand ils avaient l'air d'aller dans la bonne direction.
Même comme cela, il lui fallut du temps pour traverser toute la place, les Screws, le Quartier Marchand, Knotty Hill et les autres quartiers un par un. Ils étaient si étranges et pleins de vie après le temps qu'elle avait passé dans la Maison des Oubliés que Sophia aurait voulu avoir plus de temps pour les explorer. Elle se retrouva à l'extérieur d'un grand théâtre circulaire, souhaitant avoir le temps d'aller voir à l'intérieur.
Cela dit, il fallait qu'elle se presse parce que, si elle ratait le bal masqué de ce soir, elle ne savait comment elle allait s'y prendre pour trouver la place qu'elle voulait à la cour. Même elle savait qu'il n'y avait pas tant de bals masqués que ça. Or, celui-ci lui donnerait sa meilleure chance de s'introduire dans la place.
En chemin, elle s'inquiéta pour Kate. Elles avaient passé tant de temps ensemble que cela lui semblait étrange de se séparer d'elle. Cependant, en vérité, elles voulaient mener des vies différentes. Sophia la retrouverait quand elle aurait réussi. Quand elle se serait fait une vie parmi les nobles d'Ashton, elle retrouverait Kate et tout irait bien.
Les portes menant à l'enceinte emmurée qui contenait le palais se trouvaient devant elle. Comme Sophia s'y était attendue, elles avaient été ouvertes pour la soirée et, au-delà d'elles, elle vit des jardins austères avec leurs rangées bien droites de haies et de roses. Il y avait même des grands espaces d'herbe tondus plus court que ne pouvaient l'être les champs de tous les fermiers et cela lui semblait être en soi un signe de luxe parce que, en ville, tous ceux qui avaient un lopin de terre à côté de leur maison étaient obligés de s'en servir pour y faire pousser de la nourriture.
Dans les jardins, il y avait une lanterne sur un poteau tous les quelques pas. Elles n'étaient pas encore allumées mais, la nuit, elles illumineraient l'endroit entier de leur éclat et les gens danseraient sur les pelouses aussi facilement que dans une des grandes salles du palais.
Sophia voyait les gens se diriger vers l'intérieur l'un après l'autre. Il y avait un domestique en livrée dorée près de la porte avec deux gardes vêtus d'un bleu éclatant, le mousquet à l'épaule en, parfaite tenue de parade, pendant que les nobles et leurs domestiques passaient d'un pas nonchalant.
Sophia se précipita vers la porte. Elle avait espéré pouvoir se mêler à la foule de ceux qui entraient mais, quand elle arriva, elle se retrouva toute seule. Par conséquent, le domestique de service put lui consacrer toute son attention. C'était un homme âgé avec une perruque poudrée qui lui descendait le long de la nuque. Il jeta sur Sophia un regard en apparence dédaigneux.
“Et qu'est-ce que tu veux, toi ?” demanda-t-il d'un ton si dur qu'il aurait pu être un acteur qui interprétait un noble plutôt qu'un domestique dans le monde réel.
“Je viens pour le bal”, dit Sophia. Elle savait qu'elle ne pourrait jamais se faire passer pour une noble mais il y avait quand même des choses qu'elle pouvait faire. “Je suis la domestique de —”
“Ne te fatigue pas”, répliqua le domestique. “Je sais parfaitement bien qui laisser entrer et aucune de ces personnes n'accepterait de se faire accompagner par une domestique comme toi. Nous ne laissons pas entrer les putains du port. Ce n'est pas ce genre de soirée.”
“Je ne sais pas de quoi vous parlez”, essaya de dire Sophia mais l'air renfrogné auquel elle eut droit lui indiqua que cela n'avait pas la moindre chance de fonctionner.
“Dans ce cas, permets-moi d'expliquer”, dit le domestique qui gardait la porte. Il semblait bien s'amuser. “Quand on voit ta robe, on se dit que tu l'as taillée dans celle d'une marchande de poissons. Tu pues comme si tu sortais d'un égout. Quant à ta voix, elle suggère que tu ne saurais même pas épeler « élocution » et encore moins t'en servir. Maintenant, pars avant que je te fasse chasser et jeter au trou pour la nuit.”
Sophia voulait discuter mais la cruauté de ses paroles semblaient lui avoir volé toutes les siennes. Pire encore, elles lui avaient volé son rêve aussi facilement que si l'homme avait tendu le bras et l'avait cueilli à l'endroit où il flottait en l'air. Elle se retourna, courut et le pire fut les rires qui la suivirent tout le long de la rue.
Sophia s'arrêta plus loin dans une embrasure de porte, complètement humiliée. Elle ne s'était pas attendue à ce que ce soit facile mais elle s'était attendue à ce que quelqu'un soit gentil en ville. Elle avait cru qu'elle pourrait passer pour une domestique même si elle ne pouvait pas passer pour une noble.
Cependant, c'était peut-être là son erreur. Si elle essayait de se réinventer, ne devrait-elle pas le faire à fond ? Peut-être n'était-il pas trop tard. Si elle ne pouvait pas passer pour le genre de domestique qui accompagnerait sa maîtresse au bal, pour qui pouvait-elle passer ? Elle pouvait être ce qu'elle avait presque été quand elle avait quitté l'orphelinat, le genre de domestique à laquelle on confierait les tâches les plus basses.
Cela pourrait fonctionner.
Autour du palais, la place contenait les hôtels particuliers des nobles mais aussi toutes les choses dont leurs propriétaires pouvaient avoir besoin en ville : des couturiers, des bijoutiers, des bains publics et plus encore, toutes ces choses que Sophia ne pouvait pas se permettre mais qu'elle pourrait arriver à obtenir autrement.
Elle commença par le couturier. C'était l'étape la plus difficile et, quand elle aurait la robe adéquate, le reste serait peut-être plus facile. Haletant comme si elle allait s'effondrer, elle entra dans la boutique qui avait l'air d'avoir le plus de clients en espérant que tout irait bien.
“Qu'est-ce que tu fais ici ?” demanda une femme aux cheveux gris acier en levant les yeux la bouche pleine d'épingles.
“Pardonnez-moi …” dit Sophia. “Ma maîtresse … elle me fera fouetter si sa robe arrive encore plus en retard … elle m'a dit … de courir jusqu'ici”, dit-elle.
Elle ne pouvait pas passer pour une domestique qui accompagnait sa maîtresse mais elle pouvait être la domestique liée par contrat synallagmatique de cette noble qui l'avait envoyée faire une course de dernière minute.
“Et comment s'appelle ta maîtresse ?” demanda la couturière.
Est-elle vraiment le genre de domestique que Milady D’Angelica pourrait envoyer ? Peut-être est-elle de la même taille qu'elle ? Peut-être veut-elle faire vérifier la taille d'une robe ?
Le talent de Sophia l'aida aussi brusquement qu'involontairement. Sophia fut reconnaissante de cette aubaine.
“Milady D’Angelica”, dit-elle. “Pardonnez-moi mais elle a dit de faire vite. Le bal —”
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