Elinor rougit ; elle avait eu souvent le désir de prévenir sa mère de l’état des choses, pour que le coup fût moins frappant quand elle apprendrait la vérité ; mais c’était le secret de Lucy, qu’elle ne pouvait pas trahir. Elle se contenta donc de dire avec beaucoup de calme : J’aime Edward Ferrars, et je serai toujours charmée de le voir ; mais quant au reste de sa famille, il m’est complètement indifférent de les connaître ou non.
Madame Dashwood sourit et ne dit rien. Maria leva les yeux au ciel avec l’air de l’étonnement et du scandale. La chose étant décidée, madame Jennings reçut dans la journée les remercîmens de la mère et l’acceptation de ses filles, qui la mit dans une grande joie ; elle donna toutes les assurances imaginables des soins qu’elle en aurait, ce dont madame Dashwood n’avait aucun doute. Sir Georges aussi fut enchanté, c’étaient deux personnes de plus pour ses dîners, ses bals et ses assemblées. Lady Middleton leur dit en termes choisis et civils qu’elle serait charmée de les retrouver à Londres. Les deux miss Stéeles, et surtout Lucy, assurèrent que cette nouvelle les rendait tout-à-fait heureuses.
Elinor prit enfin son parti de ce voyage ; quoique très-raisonnable, elle n’était pas insensible au plaisir de voir Londres pour la première fois. D’ailleurs sa mère en était si contente, et sa sœur si transportée de joie, qu’elle ne put se défendre de partager leur plaisir. Maria n’était plus pensive, plus soupirante, plus mélancolique ; elle reprit toute sa gaîté, tout son enthousiasme, et redevint plus belle, plus brillante qu’elle ne l’avait jamais été. Elle attendait le moment de partir avec une grande impatience, et, quand le jour si désiré arriva, quand il fallut dire adieu à sa mère, son cœur parut près de se rompre ; elle était baignée de larmes, et dans cet instant elle aurait volontiers consenti à rester, quitte à en pleurer tout le reste de l’hiver. Madame Dashwood était aussi très-affectée. Elinor fut la seule qui par son courage adoucit le chagrin de la séparation, en répétant combien elle serait courte, et en parlant du jour du retour.
C’étaient les premiers jours de janvier. Les Middleton devaient suivre dans une semaine ; et les chères cousines Stéeles rester avec eux au Parc, jusqu’au jour du départ.
Table des matières
La prudente Elinor ne pouvait pas se trouver dans l’équipage de madame Jennings, commençant un voyage sous sa protection et devant vivre chez elle, sans s’étonner beaucoup de cette situation. Une si courte connaissance, tant de différence dans leurs âges, dans leurs manières, dans leur état, lui auraient paru des objections insurmontables. Mais ces objections avaient cédé sans la moindre difficulté à la passion de sa sœur, au désir de sa mère. La bonne Elinor en dépit de ses réflexions et de ses doutes sur la constance de Willoughby, ne pouvait pas être témoin, du ravissement de Maria, de l’espoir du bonheur qui brillait dans ses yeux, sans se rappeler douloureusement combien son sort était différent, et que tout espoir, tout bonheur étaient anéantis pour elle. Il ne lui restait pas même le doute. Elle excusait d’autant plus volontiers Maria, qu’elle sentait combien ce voyage aurait eu aussi de charmes pour elle, s’il avait été animé par la même perspective ; elle était aussi bien aise d’accompagner sa sœur, ou pour partager son bonheur si son Willoughby était fidèle et lui offrait sa main, ou pour adoucir ses peines dans le cas contraire. La chose serait bientôt décidée ; suivant les apparences il était à Londres, puisque Maria était si pressée de s’y rendre. Elinor qui n’avait plus d’autre objet en vue et qui prenait un si vif intérêt au bonheur de sa sœur, était bien décidée à tâcher d’acquérir toutes les lumières possibles sur le vrai caractère d’un homme qui avait autant d’influence sur sa sœur et de surveiller sa conduite avec tout le zèle de l’amitié. Si le résultat de ses observations n’était pas favorable à Willoughby, elle voulait à tout prix éclairer sa sœur sur les dangers de son attachement ; si au contraire elle l’en jugeait digne, elle voulait se préserver elle-même de faire des comparaisons, et d’envier son sort, et pouvoir se livrer entièrement à la satisfaction de la voir heureuse.
Leur voyage dura trois jours. La conduite de Maria pendant ce temps là fut la preuve de ce que madame Jennings pouvait attendre d’elle, si elles avaient été en tête à tête. Dans ses regards animés brillaient, il est vrai, la joie et l’espérance ; mais toute entière à ses sentimens, à ses pensées, plongée dans ses tendres méditations, elle n’ouvrait la bouche que pour s’informer de la distance où on était de Londres, dire au cocher d’aller plus vite, ou s’extasier sur quelques points de vue romantiques, et ne s’adressait alors qu’à sa sœur. En échange, Elinor prit le parti d’être polie pour deux, et de tâcher à force d’attentions que madame Jennings ne remarquât pas la conduite de sa sœur ; elle causait avec elle, riait avec elle, écoutait des histoires triviales cent fois répétées ; et madame Jennings de son côté leur témoignait à toutes deux toute la bonté imaginable, était en continuelle sollicitude pour leur bien-être et leur plaisir, consultait leurs goûts pour commander leur dîner aux auberges, et ne se fâchait contre Maria que lorsqu’elle se refusait à le dire ou qu’elle ne mangeait pas.
Elles arrivèrent à la ville le troisième jour, à quatre heures de l’après-midi, charmées de sortir de leur voiture où elles étaient fort sérrées, et de se reposer auprès d’un bon feu.
La maison était belle ; les appartemens meublés avec élégance ; tout annonçait le bien-être d’une riche veuve. Mesdemoiselles Dashwood furent mises en possession des chambres que lady Middleton et madame Palmer occupaient avant leur mariage. Elles étaient encore ornées de paysages brodés en soie, en chenille, preuve parlante de la bonne éducation qu’elles avaient reçue dans les meilleures pensions de Londres. Comme l’heure du dîner de madame Jennings était fixée à sept, Elinor voulut employer cet intervalle à écrire à sa mère, et s’assit pour cet effet devant une table. Maria vint bientôt la joindre et se plaça vis-à-vis d’elle, en prenant aussi une feuille de papier et en choisissant une plume.
— J’écris à maman, lui dit Elinor, qui avait déjà commencé ; ne feriez-vous pas mieux, Maria, de différer votre lettre d’un jour ou deux ?
— Je ne veux pas écrire à la Chaumière, dit Maria ; et commençant très-vîte comme pour éviter les questions. Elinor n’en fit point, persuadée sans qu’elle l’eût demandé, qu’elle écrivait à Willoughby, et concluant de-là que quelque mystérieuse que fût leur correspondance, elle existait certainement, et que Maria était sûre de ses intentions, et vraisemblablement engagée avec lui. Cette idée qui traversa rapidement sa pensée lui fit un grand plaisir et anima son style. Elle voulut le faire partager à sa bonne mère. « Maria, lui dit-elle, vous écrira par le premier courrier, et vous dira sans doute combien elle est heureuse, » etc., etc., etc. Sa lettre se remplissait des détails de leur voyage et de leur arrivée, etc. Celle de Maria qui n’était qu’un billet fut bientôt finie, pliée et cachetée. Elinor jeta un regard sur l’adresse et distingua un grand W, qui ne lui laissa plus de doute. Maria sonna, et pria le laquais qui vint de porter cette lettre à la petite poste ; elle continua à être très-animée ; mais c’était plutôt de l’agitation que de la gaîté, et cette agitation s’augmentait graduellement. Elle pût à peine manger quelque chose, et, quand elles furent rentrées dans le salon, elle n’écoutait pas même ce qu’on disait, n’était attentive qu’au roulement des carrosses et courait sans cesse du coin du feu à celui de la fenêtre, où elle resta enfin debout, pour voir tout ce qui se passait dans la rue. Elinor était charmée que madame Jennings occupée ailleurs, n’en fût pas témoin.
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