Giovanni Liuzzi, par exemple, était né en 1920 et décédé en 1943. Sur la photo en noir et blanc qui le représentait, il portait un uniforme militaire. Lire l’inscription “tombé au champ d’honneur” gravée sur la plaque de marbre était inutile pour deviner qu’il s’agissait d’une victime de la dernière guerre mondiale. À en juger par son regard triste, en opposition avec le sourire qu’il affichait, il n’avait pas dû s’enrôler le cœur léger. Comment l’en blâmer d’ailleurs?
Iuri posa la cannette et le bouquet de chrysanthèmes au sol, changea l’eau dans le vase posé sur la tombe, remplaça l’unique fleur sèche par un chrysanthème frais et passa à la suivante. Il répéta l’opération en l’honneur du petit Matteo, décédé en 1971 à seulement dix-huit mois. Le bas-relief d’un petit ange veillait sur son portrait. “Ne le réveillez pas, laissez-le dormir” disait l’épitaphe ternie par les ans.
Les tombes abandonnées à la négligence étaient nombreuses, surtout dans le vieux cimetière. Très souvent, les années écoulées depuis le décès se traduisaient par une distance infranchissable entre les morts et leurs parents encore en vie. Parfois, le manque d’entretien n’était imputable qu’à un manque de temps. Dans un cas comme dans l’autre, cela provoquait un sentiment de mal-être chez Iuri. L’idée qu’un de ces disparus puisse s’être évanoui des souvenirs de ceux qu’il avait aimés pendant sa vie le rendait triste, raison pour laquelle il prenait soin d’eux comme il pouvait. Tour à tour, il nettoyait les tombes, les ornait d’une fleur, contrôlait que les veilleuses étaient toujours allumées. Cette longue file de petits yeux rouges était presque la seule source de lumière disponible dans cette zone souterraine et, en tant que telle, devait être préservée.
Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis que Iuri avait emménagé à Gioia et, durant cette période, il avait passé plus de temps au cimetière qu’en-dehors mais, paradoxalement, c’était là qu’il avait retrouvé l’envie de vivre. S’étant enfui de chez lui à quinze ans pour des raisons que personne n’aurait pu comprendre, il avait coupé tout lien avec sa famille. Il avait longuement voyagé, se laissant guider par ses rêves et son instinct, s’arrêtant dans des lieux différents juste assez longtemps pour comprendre qu’il devait encore chercher. Où qu’il soit, il avait toujours gagné de quoi vivre en faisant le même métier, celui qu’il n’avait appris de personne et qui était pour lui une vocation. Préparer les défunts pour leur ultime voyage : c’était sa spécialité et, s’agissant d’une occupation peu convoitée, il n’avait jamais eu de mal à trouver du travail. À trente ans passés, il pouvait désormais se targuer d’une vaste expérience dans ce domaine. Monsieur Di Spirito avait immédiatement reconnu son talent le jour où il avait frappé à sa porte dans l’espoir d’être embauché. En bon chef d’entreprise, il ne l’avait pas laissé s’échapper et la satisfaction des clients avait été sa meilleure récompense. Il n’avait pas fallu longtemps pour que la nouvelle qu’était arrivé en ville un croque-mort jeune et beau, capable de préparer les morts si bien qu’ils semblaient encore vivants soit connue de tous. Bien entendu, depuis qu’il était là, les Pompes Funèbres Di Spirito avaient battu la concurrence. Les autres pouvaient proposer de meilleurs cercueils ou voitures, mais l’amour et le professionnalisme de Iuri pour l’habillage des corps étaient incomparables.
En dépit de l’estime dont il jouissait dans le cadre professionnel, il était toujours resté en marge de la société. Par-dessus tout, son contact permanent avec les défunts poussait la plupart des gens à garder leurs distances, à le regarder de façon soupçonneuse, jusqu’à faire des gestes de conjuration sur son passage, comme s’il portait malheur. Non que cela le dérange. Au fond, Iuri était un misanthrope et il ne voyait aucun intérêt à socialiser. En fréquentant le cimetière, il s’était lié avec Filippo, le gardien, et le vieux Santino qui était presque chez lui dans ce lieu; deux amis étaient déjà plus qu’il ne pouvait en désirer. Mais ce qui l’avait convaincu de rester était de l’avoir trouvée elle , justement là, dans le cimetière de cette petite ville dont il ignorait l’existence il y a peu encore. C’était pour elle qu’il avait voyagé si longtemps, l’avait cherchée pendant une éternité et quand il l’avait enfin eue face à lui, il avait compris avoir retrouvé sa place dans le monde.
Son téléphone vibra dans sa poche. Aucun appel, il s’agissait uniquement de l’alarme programmée pour lui rappeler que l’heure d’ouverture au public était proche et que l’enterrement de madame Rosetta aurait lieu dans une heure.
Il déposa le dernier chrysanthème sur la tombe de Felice Natale, mort à l’âge vénérable de quatre-vingts ans un 15 août, puis tapa du poing sur le caveau situé à côté, le seul fermé par un panneau provisoire en carton sur lequel était écrit : “N’allumez pas de veilleuse, je ne dois pas lire!” Une main desséchée jaillit d’un coin et détacha l’affiche de fortune avec délicatesse, la déposa soigneusement à l’intérieur du compartiment, puis se tendit de nouveau vers l’extérieur.
«Aide-moi à descendre» croassa une voix rendue rauque par la fumée de cigarette.
Iuri ne se le fit pas répéter. «Bonjour» sourit-il en prêtant son bras à Santino pour qu’il puisse sortir de la niche funéraire. À peine au sol, celui-ci s’étira, ôta la poussière de son pantalon usé et rendit enfin son salut à son ami par un sourire complètement édenté.
«Alors, dis-moi, quelqu’un a cassé sa vie cette nuit?» Il avait toujours hâte de s’informer, même si la question qu’il avait en tête était tout autre en réalité. Ce qu’il voulait vraiment savoir n’était pas tant qui était mort, mais bien si Antonietta Carenza, épouse Natale, était partie vers une vie meilleure. La dame en question était la femme de monsieur Felice et propriétaire légitime du caveau que Sante avait transformé en chambre à coucher. Son départ lui vaudrait l’expulsion, raison pour laquelle il priait pour qu’elle reste en vie le plus longtemps possible. Elle avait fêté ses quatre-vingt-quinze ans quelques mois auparavant, un peu plus que lui. Elle ne quittait plus sa maison depuis qu’une méchante maladie l’avait clouée sur un fauteuil roulant et venait encore moins au cimetière mais le bruit courait que, tout bien considéré, elle avait encore de l’énergie à revendre. Après tout, Santino avait de bonnes raisons d’espérer partir avant qu’elle, ou quelqu’un pour elle, ne vienne réclamer sa place.
«Cette nuit, il n’y a que le vieux propriétaire de la boulangerie sur l’avenue qui est mort» le rassura Iuri.
«Paix à son âme, c’était une bonne personne» commenta le vieux qui, après une vie de vagabondage, connaissait pratiquement tout le monde en ville.
«De toute façon» ajouta-t-il immédiatement, c’est mieux ainsi. Il prit une cigarette déjà à moitié fumée dans la poche de sa veste usée. «Tu as une allumette?» demanda-t-il à son ami. Celui-ci lui tendit tout un paquet.
«Je les ai toutes achetées pour toi, dit-il, mais j’ai oublié mon briquet, tu devras donc allumer pour moi.» Sur ces mots, il prit un paquet de Lucky Strike dans la poche de son pantalon et ils empruntèrent les escaliers ensemble. Ils n’allumèrent la cigarette de l’un et de l’autre qu’une fois à ciel ouvert. C’est alors que Santino put observer Iuri à la lumière du jour. «Tu n’as pas bonne mine aujourd’hui, constata-t-il entre deux quintes de toux. Quelque chose ne vas pas comme tu veux?»
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