– Vous avez raison. Et cependant… Ah ! je regrette qu’elle n’ait pas été de mon rang ! Quelle reine elle aurait fait ! »
Il tomba dans une rêverie maussade qui dura jusqu’à Serpentine Avenue.
La porte de Briony Lodge était ouverte, et une femme âgée se tenait sur les marches. Elle nous regarda descendre du landau avec un œil sardonique.
« Monsieur Sherlock Holmes, je pense ? interrogea-t-elle.
– Je suis effectivement M. Holmes, répondit mon camarade en la considérant avec un étonnement qui n’était pas joué.
– Ma maîtresse m’a dit que vous viendriez probablement ce matin. Elle est partie, avec son mari, au train de cinq heures quinze à Charing Cross, pour le continent.
– Quoi ! s’écria Sherlock Holmes en reculant. Voulez-vous dire qu’elle a quitté l’Angleterre ? »
Son visage était décomposé, blanc de déception et de surprise. Elle ne reviendra jamais !
« Et les papiers ? gronda le roi. Tout est perdu !
– Nous allons voir… »
Il bouscula la servante et se rua dans le salon ; le roi et moi nous nous précipitâmes à sa suite. Les meubles étaient dispersés à droite et à gauche, les étagères vides, les tiroirs ouverts : il était visible que la dame avait fait ses malles en toute hâte avant de s’enfuir. Holmes courut vers la sonnette, fit glisser un petit panneau, plongea sa main dans le creux mis à découvert, retira une photographie et une lettre. La photographie était celle d’Irène Adler elle-même en robe du soir. La lettre portait la suscription suivante : « A Sherlock Holmes, qui passera prendre. » Mon ami déchira l’enveloppe ; tous les trois nous nous penchâmes sur la lettre ; elle était datée de la veille à minuit, et elle était rédigée en ces termes :
Mon cher Monsieur Sherlock Holmes
Vous avez réellement bien joué ! Vous m’avez complètement surprise. Je n’avais rien soupçonné, même après l’alerte au feu. Ce n’est qu’ensuite, lorsque j’ai réfléchi que je m’étais trahie moi-même, que j’ai commencé à m’inquiéter. J’étais prévenue contre lui depuis plusieurs mois. On m’avait informée que si le roi utilisait un policier, ce serait certainement à vous qu’il ferait appel. Et on m’avait donné votre adresse. Pourtant, avec votre astuce, vous m’avez amenée à vous révéler ce que vous désiriez savoir. Lorsque des soupçons me sont venus, j’ai été prise de remords : penser du mal d’un clergyman aussi âgé, aussi respectable, aussi galant !
Mais, vous le savez, j’ai été entraînée, moi aussi, à jouer la comédie ; et le costume masculin m’est familier : j’ai même souvent profité de la liberté d’allure qu’il autorise. Aussi ai-je demandé à John, le cocher, de vous surveiller ; et moi, je suis montée dans ma garde-robe, j’ai enfilé mon vêtement de sortie, comme je l’appelle, et je suis descendue au moment précis où vous vous glissiez dehors. Hé bien ! je vous ai suivi jusqu’à votre porte, et j’ai ainsi acquis la certitude que ma personne intéressait vivement le célèbre M. Sherlock Holmes. Alors, avec quelque imprudence, je vous ai souhaité une bonne nuit, et j’ai couru conférer avec mon mari. Nous sommes tombés d’accord sur ceci : la fuite était notre seule ressource pour nous défaire d’un adversaire aussi formidable. C’est pourquoi vous trouverez le nid vide lorsque vous viendrez demain Quant à la photographie, que votre client cesse de s’en inquiéter ! J’aime et je suis aimée. J’ai rencontré un homme meilleur que lui. Le roi pourra agir comme bon lui semblera sans avoir rien à redouter d’une femme qu’il a cruellement offensée. Je ne la garde par-devers moi que pour ma sauvegarde personnelle, pour conserver une arme qui me protégera toujours contre les ennuis qu’il pourrait chercher à me causer dans l’avenir. Je laisse ici une photographie qu’il lui plaira peut-être d’emporter. Et je demeure, cher Monsieur Sherlock Holmes, très sincèrement vôtre !
Irène Norton, née Adler.
« Quelle femme ! Oh ! quelle femme ! s’écria le roi de Bohême quand nous eûmes achevé la lecture de cette épître. Ne vous avais-je pas dit qu’elle était aussi prompte que résolue ? N’aurait-elle pas été une reine admirable ? Quel malheur qu’elle ne soit pas de mon rang !
– D’après ce que j’ai vu de la dame, elle ne semble pas en vérité du même niveau que Votre Majesté ! répondit froidement Holmes. Je regrette de n’avoir pas été capable de mener cette affaire à une meilleure conclusion.
– Au contraire, cher monsieur ! cria le roi. Ce dénouement m’enchante : je sais qu’elle tient toujours ses promesses ! La photographie est à présent aussi en sécurité que si elle avait été jetée au feu.
– Je suis heureux d’entendre Votre Majesté parler ainsi.
– J’ai contracté une dette immense envers vous ! Je vous en prie ; dites-moi de quelle manière je puis vous récompenser. Cette bague… »
Il fit glisser de son doigt une émeraude et la posa sur la paume ouverte de sa main.
« Votre Majesté possède quelque chose que j’évalue à plus cher, dit Holmes.
– Dites-moi quoi : c’est à vous.
– Cette photographie ! »
Le roi le contempla avec ahurissement.
« La photographie d’Irène ? Bien sûr, si vous y tenez !
– Je remercie Votre Majesté. Maintenant, l’affaire est terminée J’ai l’honneur de souhaiter à Votre Majesté une bonne matinée. »
Il s’inclina et se détourna sans remarquer la main que lui tendait le roi. Bras dessus, bras dessous, nous regagnâmes Baker Street.
Et voici pourquoi un grand scandale menaçait le royaume de Bohême, et comment les plans de M. Sherlock Holmes furent déjoués par une femme. Il avait l’habitude d’ironiser sur la rouerie féminine ; depuis ce jour il évite de le faire. Et quand il parle d’Irène Adler, ou quand il fait allusion à sa photographie, c’est toujours sous le titre très honorable de la femme.
Partie 2 - La Ligue des Rouquins
Un jour de l’automne dernier, je m’étais rendu chez mon ami Sherlock Holmes. Je l’avais trouvé en conversation sérieuse avec un gentleman d’un certain âge, de forte corpulence, rubicond, et pourvu d’une chevelure d’un rouge flamboyant. Je m’excusai de mon intrusion et j’allais me retirer, lorsque Holmes me tira avec vivacité dans la pièce et referma la porte derrière moi.
« Vous ne pouviez pas choisir un moment plus propice pour venir me voir, mon cher Watson ! dit-il avec une grande cordialité.
– Je craignais de vous déranger en affaires.
– Je suis en affaires. Très en affaires.
– Alors je vous attendrai à côté…
– Pas du tout… Ce gentleman, monsieur Wilson, a été mon associé et il m’a aidé à résoudre beaucoup de problèmes. Sans aucun doute il me sera d’une incontestable utilité pour celui que vous me soumettez. »
Le gentleman corpulent se souleva de son fauteuil et me gratifia d’un bref salut ; une interrogation rapide brilla dans ses petits yeux cernés de graisse.
« Essayez mon canapé, fit Holmes en se laissant retomber dans son fauteuil. (Il rassembla les extrémités de ses dix doigts comme il le faisait fréquemment lorsqu’il avait l’humeur enquêteuse.) Je sais, mon cher Watson, que vous partagez la passion que je porte à ce qui est bizarre et nous entraîne au-delà des conventions ou de la routine quotidienne. Je n’en veux pour preuve que votre enthousiasme à tenir la chronique de mes petites aventures… en les embellissant parfois, ne vous en déplaise !
– Les affaires où vous avez été mêlé m’ont beaucoup intéressé, c’est vrai !
– Vous rappelez-vous ce que je remarquais l’autre jour ? C’était juste avant de nous plonger dans le très simple problème de Mlle Mary Sutherland… Je disais que la vie elle-même, bien plus audacieuse que n’importe quelle imagination, nous pourvoit de combinaisons extraordinaires et de faits très étranges. Il faut toujours revenir à la vie !
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