Je m’attendais à ce que Sherlock Holmes témoignât de l’impatience devant un récit aussi décousu, mais je le vis au contraire qui concentrait son attention au maximum.
« Votre petit revenu, demanda-t-il, vient-il de l’affaire ?
– Oh ! non, monsieur. Il n’a rien à voir avec elle. C’est un héritage de mon oncle Ned, d’Auckland. Des valeurs de Nouvelle Zélande, qui me rapportent 4, 5 %. Le total faisait deux mille cinq cents livres, mais je touche juste l’intérêt.
– Cette histoire me passionne, dit Holmes. Voyons ! Cent livres, bon an mal an, vous parviennent ; de plus vous gagnez un peu d’argent, il vous arrive donc de faire des petits voyages et de vous offrir quelques fantaisies. Il me semble qu’une jeune fille seule peut très bien s’en tirer avec un revenu voisinant soixante livres.
– Je pourrais me débrouiller encore avec beaucoup moins, monsieur Holmes ! Mais aussi longtemps que je vivrai à la maison, je ne veux pas être à charge : aussi c’est eux qui encaissent. Bien sûr, cette convention n’est valable que tant que je resterai à la maison. Tous les trimestres, M. Windibank touche mes intérêts, les rapporte à maman. Moi, je me suffis avec ce que je gagne en tapant à la machine à écrire : à deux pence la page. Et je tape souvent de quinze à vingt pages par jour.
– Vous m’avez très bien décrit votre situation, dit Holmes. Mais vous pouvez parler devant le docteur Watson, qui est mon ami, aussi librement qu’à moi-même. S’il vous plaît, abordons, à présent, le chapitre de vos relations avec M. Hosmer Angel. »
Mlle Mary Sutherland rosit légèrement ; ses doigts s’agitèrent sur le bord de son chemisier ; tout de même elle commença :
« Je l’ai rencontré la première fois au bal des employés du gaz. Ils avaient l’habitude d’envoyer des places à papa de son vivant ; ils se souvinrent de nous après sa mort, et ils les adressèrent à maman. M. Windibank ne tenait pas à ce que nous y allions. D’ailleurs il ne tenait pas à ce que nous allions nulle part. Si j’avais voulu, par exemple, sortir avec mes camarades de l’école du dimanche, il serait devenu fou ! Mais cette fois j’étais décidée à aller au bal, et j’irais ! De quel droit m’en empêcherait-il ? Il prétendait que ce bal n’était pas fréquenté par des gens pour nous ; or, tous les amis de papa y étaient. Il me dit aussi que je n’avais rien à me mettre, alors que j’avais ma robe de panne rouge que je n’avais pas encore étrennée. A la fin, comme je ne voulais pas changer d’avis, il partit pour la France en voyage d’affaires pour sa firme ; mais maman et moi, nous nous fîmes accompagner de M. Hardy, l’ancien contremaître de papa, et nous allâmes au bal : ce fut là que je rencontrai M. Hosmer Angel.
– Je pense, dit Holmes, que lorsque M. Windibank rentra de France, il fut très fâché d’apprendre que vous étiez allée au bal.
– Oh ! il se montra très gentil ! Il rit, je m’en souviens, et il haussa les épaules. Il dit même que c’était bien inutile d’empêcher une femme de faire ce qui lui plaisait, car elle se débrouillait toujours.
– Bon. Donc, à ce bal des employés du gaz, vous avez rencontré un gentleman du nom de Hosmer Angel ?
– Oui, monsieur. Je l’ai rencontré ce soir-là ; le lendemain il vint nous rendre visite pour savoir si nous étions bien rentrées ; après quoi nous l’avons revu… C’est-à-dire, monsieur Holmes, je l’ai revu deux fois et nous nous sommes promenés ensemble. Mais ensuite mon père est rentré, et M. Hosmer Angel ne pouvait plus revenir à la maison.
– Non ?
– Parce que, vous comprenez, mon père n’aimait pas beaucoup ces choses-là. S’il avait pu, il n’aurait jamais reçu de visiteurs. Il disait qu’une femme devait se contenter du cercle de famille. Mais, comme je l’ai dit souvent à maman, une femme voudrait bien commencer à le créer, son propre cercle ! Et moi, je n’avais pas encore commencé le mien.
– Et ce M. Hosmer Angel n’a-t-il pas cherché à vous revoir ?
– Voilà : mon père devait repartir pour la France pendant une semaine. Hosmer m’écrivit qu’il serait plus raisonnable de ne pas nous voir avant son départ. Mais nous correspondions ; il m’écrivait chaque jour. C’était moi qui prenais les lettres le matin dans la boîte ; aussi, mon père n’en savait rien.
– A cette époque, étiez-vous fiancée à ce gentleman ?
– Oh ! oui, monsieur Holmes ! Nous nous étions fiancés dès notre première promenade. Hosmer… M. Angel… était caissier dans un bureau de Leadenhall Street… et…
– Quel bureau ?
– Voilà le pire, monsieur Holmes : je ne le sais pas.
– Où habitait-il alors ?
– Il dormait là où il travaillait.
– Et vous ne savez pas son adresse ?
– Non. Sauf que c’était Leadenhall Street.
– Où adressiez-vous vos lettres ?
– Au bureau de poste de Leadenhall Street, poste restante, il disait que si je lui écrivais au bureau, tous les autres employés se moqueraient de lui, Alors je lui ai proposé de les taper à la machine, comme il faisait pour les siennes. Mais il n’a pas voulu : il disait que quand je les écrivais moi-même, elles semblaient bien venir de moi, mais que si je les tapais à la machine, il aurait l’impression que la machine à écrire se serait interposée entre nous deux. Ceci pour vous montrer, monsieur Holmes, combien il m’aimait, et à quelles petites choses il songeait.
– Très suggestif ! opina Sherlock Holmes. J’ai toujours pris pour un axiome que les petites choses avaient une importance capitale. Vous ne pourriez pas vous rappeler encore d’autres petites choses sur M. Hosmer Angel ?
– C’était un garçon très timide, monsieur Holmes. Ainsi, il préférait sortir avec moi le soir plutôt qu’en plein jour : il disait qu’il détestait faire des envieux. Il avait du tact, et des bonnes manières. Jusqu’à sa voix qui était douce. Il avait eu des angines et les glandes engorgées dans son enfance, paraît-il, et ça lui avait laissé une gorge affaiblie : il parlait un peu en chuchotant, en hésitant… Et toujours bien mis, très propre, et simplement… Il n’avait pas une bonne vue, lui non plus ; il portait des lunettes teintées pour se protéger les yeux.
– Bien. Et qu’arriva-t-il lorsque votre beau-père, M. Windibank, rentra de France ?
– M. Hosmer Angel était revenu à la maison, et il m’avait proposé de nous marier avant le retour de mon père. Il était terriblement pressé, et il me fit promettre, les mains posées sur la Bible, que quoi qu’il arrive, je lui serais toujours fidèle. Maman déclara qu’il avait raison de me faire promettre, et que c’était une belle marque d’amour. Maman était pour lui depuis le début ; elle en était même plus amoureuse que moi. Puis, quand ils envisagèrent notre mariage dans la semaine, je demandai comment mon père prendrait la chose. Ils me répondirent tous deux que je n’avais pas à m’inquiéter du père, que je lui annoncerais mon mariage ensuite, et maman me dit qu’elle s’en arrangerait avec lui. Cela, monsieur Holmes, ne me plaisait pas beaucoup. Il semblait bizarre que j’eusse à lui demander l’autorisation puisqu’il était à peine plus âgé que moi. Mais je voulais agir au grand jour. Alors je lui écrivis à Bordeaux, où la société avait ses bureaux français ; mais la lettre me fut retournée le matin même de mon mariage.
– Il ne la reçut donc pas ?
– Non, monsieur. Il était reparti pour l’Angleterre juste avant l’arrivée de ma lettre à Bordeaux.
– Ah ! voilà qui n’est pas de chance ! Votre mariage était donc prévu pour le vendredi. A l’église ?
– Oui, monsieur, mais sans cérémonie. Il devait avoir lieu à Saint-Sauveur, près de King’s Cross, et nous aurions eu ensuite un lunch à l’Hôtel Saint-Pancrace. Hosmer vint nous chercher en cab ; mais comme j’étais avec maman, il nous fit monter et sauta lui-même dans un fiacre à quatre roues qui semblait être le seul fiacre de la rue. Nous arrivâmes à l’église les premières ; quand le fiacre à quatre roues apparut, nous nous attendions à le voir descendre, mais personne ne bougeait, le cocher regarda à l’intérieur de la voiture : Hosmer n’y était plus ! Le cocher dit qu’il n’y comprenait rien, qu’il l’avait pourtant vu monter de ses propres yeux… Ceci se passait vendredi dernier, monsieur Holmes, et je n’ai eu depuis aucune nouvelle ; le mystère de sa disparition reste entier !
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