— Tu sais, papa. Je vais chez mémé parce que je t’aime, mais je préférerais rester chez toi.
— Oui, je sais. Moi aussi, je t’aime, et cela me fait autant de mal qu’à toi. Mais l’amour que l’on se porte est si grand que les distances ne représentent rien à côté. De toute façon, je te téléphonerai tous les soirs et le week-end, tu viendras chez moi et tu pourras regarder la télé.
— Et on jouera au jeu de la marelle ?
— Également au jeu de dames, cela aussi tu aimes ?
La suite n’est pas difficile à comprendre. L’enfant, de retour dans le foyer de ses grands-parents, est gâté par eux plus que de raison. Alors, j’essaye d’intervenir, mais sans succès, et je sens que peu à peu je perds le contrôle de la situation, notamment en ce qui concerne l’éducation de mon fils.
Un jour, Rose daigne me passer un coup de fil, mais hélas uniquement pour me cribler de reproches.
— Tu n’avais qu’à être plus à la maison qu’ailleurs, me lance-t-elle !
À dater de ce jour, je me mets à succomber à toutes sortes de tentations. Dépendance à l’alcool, aux cigarettes. Et quand je ressens un creux dans le ventre, je me dirige vers les machines à sous, mais pas longtemps, juste pour le creux, et en espérant qu’un peu d’argent tombera entre mes mains ! N’ayant jamais eu précédemment d’attirance pour ces machines-là, je n’en suis pas trop accro. Jouer ne me plait pas ni ne me tente. Mais que puis-je faire ? À chaque fois que je n’ai plus un sou pour mes besoins personnels, je vends tout ce qu’il me reste. Une veste, mon magnétophone, ou encore l’accordéon que j’avais reçu de mon père…
Un jour, alors que Frédéric est devenu un jeune homme, il souhaite en savoir plus sur ce père, mon père, cet homme si bon qui l’avait en partie élevé.
— Papa, parle-moi de grand-père, s’il te plait.
— On a dit de lui qu’il buvait, qu’il avait une descente facile ! Mais il ne faut pas oublier la cause de ce penchant. Il avait une raison… Moi qui le connaissais, je sais qu’il était un homme très complexé. Il avait la descente facile, c’est vrai, mais entre nous, je ne crois pas que la boisson ne soit venue de rien !
— Il avait donc vraiment une raison ?
— Oui, j’en suis sûr ! D’ailleurs, j’ai hérité des mêmes complexes. Par exemple, ma timidité excessive m’a toujours empêché de saisir les occasions qui se présentaient, comme lors d’un entretien d’embauche ou quand il s’agit d’une relation ! Je ne me sens pas à la hauteur et, plutôt que de dépasser mes peurs et de réagir, je laisse ma place à quelqu’un d’autre qui, je pense, sera forcément mieux que moi. Par la suite, cela me fait très mal, mais ce n’est pas grave… Ce n’est que moi qui le ressens.
— Est-il vrai que tu es jaloux ?
— Je suis jaloux comme un pou et je ne supporterais pas que ma compagne me délaisse pour un autre.
— Tu as les défauts de grand-père !
— Et en plus, je reste bouche bée devant une demoiselle et préfère me faire tout petit en évitant de parler de mes soucis. En résumé, je me sens inférieur aux autres et je m’imagine que ce sont toujours eux qui ont raison.
— Un peu comme grand-père ! De père en fils, et de fils à petit-fils !
— En définitive, grand-père était un homme gentil. Mais, comme il avait du mal à s’adapter, il préférait rester seul, comme moi. À son époque, tout était différent. La plupart des hommes aimaient aller se saouler au café. Aujourd’hui, la nouvelle génération est beaucoup plus compliquée. En plus des problèmes de boisson et de drogue qu’elle peut connaitre, elle gère ses difficultés relationnelles via les agences matrimoniales ou différents lieux de rencontres, sur Internet, dans les clubs échangistes et que sais-je encore... Les mariages homosexuels, les divorces, les familles recomposées, rien de cela ne me convient. Je regrette le temps de nos grands-parents où l’on considérait encore autrui. Grand-père était un homme dont on dit qu’il aurait donné sa chemise ! Et toi, Frédéric, tu as eu la chance de le connaitre. Il aimait son « petit bout de chou », comme il t’appelait, et lorsqu’il a quitté ce monde, tu l’as cherché partout. « Où est grand-père ? » as-tu demandé. On t’avait simplement caché son décès. C’est bizarre, la vie. Tu vis avec ta famille… et vient un jour où tu ne t’y attends même pas – tu n’as même jamais pensé que ce jour puisse exister –, les gens que tu aimais le plus te quittent. Même si ce n’est pas juste, que faire ? En fin de compte, il faut être en harmonie avec tout le monde, car personne ne peut nous prévenir de l’heure et du jour de notre départ.
— Papa, c’est vrai que tu as des traits de grand-père !
— Oui, bien sûr, tu as raison. D’ailleurs, d’habitude, j’évite de rester trop longtemps dans un café – je suis comme cela –, parce que depuis mon enfance, je n’arrive pas à faire confiance aux autres. Se rapprocher trop près de moi est une chose impossible. J’imagine que les gens recherchent la compagnie d’un gars qui sourit et non pas d’un qui fait grise mine. Sourire aux gens ? Non, et pas question de changer. Je ne veux pas me dévoiler sous mon meilleur jour. De cette manière, j’en ai manqué des occasions avec mon air de supériorité ! Je me montre « froid », la tête dans les étoiles, puisque je veux toujours me dépasser, mais comment ?
Un jour, j’aperçois une jeune fille qui attendait au coin de la rue et je me dis : « Mais, oui, je la connais, c’est Gabrielle ! » Après le traditionnel bonjour, elle ajoute qu’elle souhaitait m’avouer quelque chose depuis longtemps, mais qu’elle n’osait pas. Voilà ce qu’elle m’annonce :
En fait, tu n’aimes personne. Tu n’éprouves donc rien ? C’est comme si l’amour d’une personne ne t’atteignait pas ou n’arrivait pas à ta cheville.
— C’est vrai ! Dès que quelqu’un s’inté-resse à moi, j’ai tendance à être méfiant. Je m’invente plein d’idées sur cette personne, et alors mes peurs reprennent le dessus. Mon imagination me joue des tours.
Le jour où ma concubine m’a quitté, j’ai eu beaucoup de peine, à tel point que je ne savais plus comment réagir aux situations de la vie. Après un certain temps, tout est heureusement redevenu normal. Mais moi, je sais que j’ai changé à ce moment-là et que j’ai adopté un comportement plus sévère.
Maintenant, je ne ressens pas le besoin d’être à deux. D’ailleurs, qu’est-ce que cela signifie d’être à deux ? On n’est jamais sûr de rien. Tu as un rêve, celui de construire une maison, mais le jour où tu te retrouves seul suite à un divorce ou une simple séparation – quand la personne aimée va chercher ailleurs –, que fais-tu alors ? Disputes, querelles, séparations, impatience, histoires de jalousie. Non, Gabrielle, cette vie n’est pas pour moi. Et puis, j’aime trop ma liberté et je veux expérimenter tout ce que la vie présente. Quant à ma timidité, je la subis depuis tout jeune, je crois même l’avoir apportée en ce monde. D’ailleurs, on m’a déjà formulé ce reproche : “ Ne garde pas tout pour toi, mais partage davantage avec les autres. ”
Par ailleurs, j’aime regarder une belle jeune femme. La regarder, l’observer, bref, lui faire remarquer ma présence. Mais, quand elle s’approche trop près de moi, je pense de nouveau que je dois me tenir sur mes gardes ! Une foule d’idées me revient alors en tête, comme le fait de ne pas avoir de travail, de disposer seulement de quoi vivre. Et, dans de telles circonstances, une relation risquerait de courir tout droit à l’échec, car je mettrais en jeu les sentiments d’autrui.
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