1 ...7 8 9 11 12 13 ...26 Cependant, je m'étonnais des manœuvres de la frégate. Elle fuyait et n'attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j'en fis l'observation au commandant Farragut. Sa figure, d'ordinaire si impassible, était empreinte d'un indéfinissable étonnement.
«Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable j'ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu de cette obscurité. D'ailleurs comment attaquer l'inconnu, comment s'en défendre? Attendons le jour et les rôles changeront.
—Vous n'avez plus de doute, commandant, sur la nature de l'animal?
—Non, monsieur, c'est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal électrique.
—Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l'approcher qu'une gymnote ou une torpille!
—En effet, répondit le commandant, et s'il possède en lui une puissance foudroyante, c'est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C'est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes.»
Tout l'équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à dormir. L' Abraham-Lincoln , ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il «s'éteignit» comme un gros ver luisant. Avait-il fui? il fallait le craindre, non pas l'espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une colonne d'eau, chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la dunette, jetant d'avides regards à travers les profondes ténèbres.
«Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines?
—Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m'ait rapporté deux mille dollars.
—En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n'est-il pas celui que font les cétacés rejetant l'eau par leurs évents?
—Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s'y tromper. C'est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.
—S'il est d'humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d'un ton peu convaincu.
—Que je l'approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu'il m'écoute!
—Mais pour l'approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleinière à votre disposition?
—Sans doute, monsieur.
—Ce sera jouer la vie de mes hommes?
—Et la mienne!» répondit simplement le harponneur.
Vers deux heures du matin, le foyer lumineux reparut, non moins intense, à cinq milles au vent de l' Abraham-Lincoln . Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l'animal, et jusqu'à sa respiration haletante. Il semblait qu'au moment où l'énorme narwal venait respirer à la surface de l'océan, l'air s'engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d'une machine de deux mille chevaux.
«Hum! pensai-je, une baleine qui aurait la force d'un régiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine!»
On resta sur le qui-vive jusqu'au jour, et l'on se prépara au combat. Les engins de pêche furent disposés le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d'un mille, et de longues canardières à balles explosives dont la blessure est mortelle, même aux plus puissants animaux. Ned Land s'était contenté d'affûter son harpon, arme terrible dans sa main.
A six heures, l'aube commença à poindre, et avec les premières lueurs de l'aurore disparut l'éclat électrique du narwal. A sept heures, le jour était suffisamment fait, mais une brume matinale très-épaisse rétrécissait l'horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De là, désappointement et colère.
Je me hissai jusqu'aux barres d'artimon. Quelques officiers s'étaient déjà perchés à la tête des mâts.
A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses volutes se levèrent peu à peu. L'horizon s'élargissait et se purifiait à la fois.
Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.
«La chose en question, par bâbord derrière!» cria le harponneur.
Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.
Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait d'un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait un remous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage, d'une blancheur éclatante, marquait le passage de l'animal et décrivait une courbe allongée.
La frégate s'approcha du cétacé. Je l'examinai en toute liberté d'esprit. Les rapports du Shannon et de l' Helvetia avaient un peu exagéré ses dimensions, et j'estimai sa longueur à deux cents cinquante pieds seulement. Quant à sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l'apprécier; mais, en somme, l'animal me parut être admirablement proportionné dans ses trois dimensions.
Pendant que j'observais cet être phénoménal, deux jets de vapeur et d'eau s'élancèrent de ses évents, et montèrent à une hauteur de quarante mètres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J'en conclus définitivement qu'il appartenait à l'embranchement des vertébrés, classe des mammifères, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cétacés, famille... Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L'ordre des cétacés comprend trois familles: les baleines, les cachalots et les dauphins, et c'est dans cette dernière que sont rangés les narwals. Chacune de ces familles se divise en plusieurs genres, chaque genre en espèces, chaque espèce en variétés. Variété, espèce, genre et famille me manquaient encore, mais je ne doutais pas de compléter ma classification avec l'aide du ciel et du commandant Farragut.
L'équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, après avoir attentivement observé l'animal, fit appeler l'ingénieur. L'ingénieur accourut.
«Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression?
—Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.
—Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur!»
Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L'heure de la lutte avait sonné. Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient des torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement des chaudières.
L' Abraham-Lincoln , chassé en avant par sa puissante hélice, se dirigea droit sur l'animal. Celui-ci le laissa indifféremment s'approcher à une demi-encâblure; puis, dédaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance.
Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d'heure environ, sans que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé. Il était donc évident qu'à marcher ainsi, on ne l'atteindrait jamais.
Le commandant Farragut tordait avec rage l'épaisse touffe de poils qui foisonnait sous son menton.
«Ned Land?» cria-t-il.
Le Canadien vint à l'ordre.
«Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes embarcations à la mer?
—Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là ne se laissera prendre que si elle le veut bien.
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