Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marin placé devant le capitaine Nemo et l’enlevèrent avec une violence irrésistible.
Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au-dehors. Nous nous étions précipités à sa suite.
Quelle scène! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ventouses, était balancé dans l’air au caprice de cette énorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait: A moi! à moi! Ces mots, prononcés en français , me causèrent une profonde stupeur! J’avais donc un compatriote à bord, plusieurs, peut-être! Cet appel déchirant, je l’entendrai toute ma vie!
L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cette puissante étreinte? Cependant le capitaine Nemo s’était précipité sur le poulpe, et, d’un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d’autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus . L’équipage se battait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pénétrait l’atmosphère. C’était horrible.
Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arraché à sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l’air. Mais au moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient sur lui, l’animal lança une colonne d’un liquide noirâtre, sécrété par une bourse située dans son abdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote!
Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres! On ne se possédait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du Nautilus . Nous roulions pêle-mêle au milieu de ces tronçons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes de l’hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renversé par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait pu éviter.
Ah! comment mon cœur ne s’est-il pas brisé d’émotion et d’horreur! Le formidable bec du calmar s’était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait être coupé en deux. Je me précipitai à son secours. Mais le capitaine Nemo m’avait devancé. Sa hache disparut entre les deux énormes mandibules, et miraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu’au triple cœur du poulpe.
«Je me devais cette revanche!» dit le capitaine Nemo au Canadien.
Ned s’inclina sans lui répondre.
Ce combat avait duré un quart d’heure. Les monstres vaincus, mutilés, frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent sous les flots.
Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux.
Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l’oublier. Je l’ai écrite sous l’impression d’une émotion violente. Depuis, j’en ai revu le récit. Je l’ai lu à Conseil et au Canadien. Ils l’ont trouvé exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poètes, l’auteur des Travailleurs de la Mer.
J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur fut immense. C’était le second compagnon qu’il perdait depuis notre arrivée à bord. Et quelle mort! Cet ami, écrasé, étouffé, brisé par le formidable bras d’un poulpe, broyé sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetière de corail!
Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri de désespoir poussé par l’infortuné qui m’avait déchiré le cœur. Ce pauvre Français, oubliant son langage de convention, s’était repris à parler la langue de son pays et de sa mère, pour jeter un suprême appel! Parmi cet équipage du Nautilus , associé de corps et d’âme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact des hommes. j’avais donc un compatriote! Était-il seul à représenter la France dans cette mystérieuse association, évidemment composée d’individus de nationalités diverses? C’était encore un de ces insolubles problèmes qui se dressaient sans cesse devant mon esprit!
Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu’il devait être triste, désespéré, irrésolu, si j’en jugeais par ce navire dont il était l’âme et qui recevait toutes ses impressions! Le Nautilus ne gardait plus de direction déterminée. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait été dégagée, et cependant, il s’en servait à peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s’arracher du théâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avait dévoré l’un des siens!
Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilus reprit franchement sa route au nord, après avoir eu connaissance des Lucayes à l’ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa température propres. J’ai nommé le Gulf-Stream.
C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l’Atlantique, et dont les eaux ne se mélangent pas aux eaux océaniennes. C’est un fleuve salé, plus salé que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilomètres à l’heure. L’invariable volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les fleuves du globe.
La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury, son point de départ, si l’on veut. est situé dans le golfe de Gascogne. Là, ses eaux, encore faibles de température et de couleur. commencent à se former. Il descend au sud, longe l’Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l’Atlantique. atteint le cap San-Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branches dont l’une va se saturer encore des chaudes molécules de la mer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, chargé de rétablir l’équilibre entre les températures et de mêler les eaux des tropiques aux eaux boréales, commence son rôle de pondérateur. Chauffé à blanc dans le golfe du Mexique, il s’élève au nord sur les côtes américaines, s’avance jusqu’à Terre-Neuve, dévie sous la poussée du courant froid du détroit de Davis, reprend la route de l’Océan en suivant sur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers le quarante-troisième degré, dont l’un, aidé par l’alizé du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Açores, et dont l’autre, après avoir attiédi les rivages de l’Irlande et de la Norvège, va jusqu’au-delà du Spitzberg, où sa température tombe à quatre degrés, former la mer libre du pôle.
C’est sur ce fleuve de l’Océan que le Nautilus naviguait alors. A sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante mètres de profondeur, le Gulf-Stream marche à raison de huit kilomètres à l’heure. Cette rapidité décroît régulièrement à mesure qu’il s’avance vers le nord, et il faut souhaiter que cette régularité persiste, car, si, comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent à se modifier, les climats européens seront soumis à des perturbations dont on ne saurait calculer les conséquences.
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