1 ...8 9 10 12 13 14 ...25 LUI. De plus en plus opaque. Mais quelle imagination!
ELLE. C’est comme ça qu’on me taquinait à l’école : « Doňa Juana ».
LUI. Pourquoi?
ELLE. J’étais une jeune fille romantique érudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des hommes tels que lui, courageux, généreux, beaux, désespérés existaient encore aujourd’hui. J’espérais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait. Pour lui, je voulais être instruite, intelligente, érudite… Je me suis même inscrite à la faculté des lettres seulement pour lire dans le texte original ce qui concernait mon héros préféré. Mon mémoire aussi était sur Don Juan.
LUI. Ah! donc, tu es philologue…
ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il viendrait me séduire, mettant en œuvre tout son arsenal de charme et d’éloquence…
LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?
ELLE. Non, au contraire, dans mes rêves j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais à lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me quitterait pas. Comme toutes les femmes, je rêvais d’être la dernière femme de Don Juan… Une idiote imbue de littérature.
LUI. À présent encore, tu es imbue de littérature.
ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.
LUI. Bon, et tu l’as rencontré ton héros?
ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni l’érudition n’ont sauvé la jeune idiote exaltée d’un aveuglement bref mais total. Dès avant qu’il me laisse, j’ai compris qu’il était un coureur de jupons, vaniteux, mignon, assez bête et rien de plus. Il n’avait pas son Leporello et tenait lui-même sa liste donjuanesque avec un soin mesquin. J’étais la cinquante et unième. Et il se vantait qu’il ne s’arrêterait qu’une fois atteinte la centaine.
LUI. Et comment as-tu supporté cela?
ELLE. Je me suis vengée.
LUI. Comment?
ELLE. ( Après un petit silence. ). Je ne sais pas si je dois te dire.
LUI. Vas-y, puisque tu as commencé.
ELLE. Oui, et puis on va se séparer… Pas vrai?
LUI. Oui, bien sûr. ( Pause. ) Mais pourquoi ce silence?
ELLE. ( Le ton de sa voix change. ). Écoute, si ça t’intéresse. J’ai décidé de devenir moi-même Don Juan. Plus exactement Doňa Juana. Il séduisait les femmes, je séduirais les hommes. Le plus grand nombre possible. Puisque ce genre d’homme est vu comme un héros, pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas une héroïne également?
LUI. ( Le front assombri, il s’écarte de la femme. ). Alors, tu as réussi?
ELLE. En gros, oui.
LUI. Étrange vengeance.
ELLE. Peut-être.
LUI. Et stupide. Car celui qui t’a quittée n’en a rien su. Et s’il a su, il n’en a eu que faire.
ELLE. Pareil pour moi.
LUI. Et à combien de noms se monte ta liste donjuanesque?
ELLE. Beaucoup. Et le plus intéressant, c’est que depuis c’est toujours moi qui les ai quittés et non pas eux qui m’ont quittée.
LUI. Sans doute t’a-t-il fallu de grands efforts pour dépasser le nombre de ton idole?
ELLE. Non, pas vraiment. C’est Don Juan qui a dû faire des efforts pour séduire les femmes, parce qu’elles résistaient. Et elles résistaient parce que c’est cela qu’on attend d’elles. Mais les hommes ne songent même pas à résister. Tu t’offres, ils acceptent tout de suite. De plus, ils s’estiment vainqueurs. C’est même ennuyeux. C’est pourquoi j’ai décidé de les vaincre par une autre voie.
LUI. Comment précisément?
ELLE. Pas comme tu le penses. Il suffisait à Don Juan de coucher avec une femme, pour que cela soit perçu comme sa victoire. Mais pour moi, se donner, ce n’est pas une victoire sur l’homme, c’est une défaite. Et moi je veux vaincre. Je veux réellement le séduire, qu’il tombe amoureux de moi. Et c’est de loin plus difficile.
LUI. Même pour une femme comme toi?
ELLE. La principale difficulté c’est que l’on permet à l’homme de prendre l’initiative, et pas à moi, comme tu l’as expliqué. Et il m’a fallu braver les convenances et me lancer. Le reste s’avéra assez simple.
LUI. Et comment, selon toi, rend-on les hommes amoureux?
ELLE. En gros, comme avec les femmes. Par la flatterie. Grossièrement, droit dans les yeux. Presqu’à la Hugo :
« Comment, disaient-elles,
Attirer Achille,
Sans brûler nos ailes?»
(Après une pause :)
«Flattez, disaient-ils. »
LUI. Et ça marche?
ELLE. Infaillible. Certes, il y a une différence. Si l’homme arrive à ses fins par des promesses d’amour éternel, la femme, au contraire, est obligée de promettre de ne pas s’imposer à jamais. Cela effraie l’homme. Non, rien qu’une nuit. Qu’une heure. Tu es libre. Tu n’es pas lié. Tu n’es tenu à rien. Tu peux disparaître, partir quand bon te semble, où bon te semble.
LUI. ( Avec froideur. ). Idée intéressante.
ELLE. Tellement rebattue, que s’en est même ennuyeux.
LUI. Et moi aussi, tu as tenté de me prendre de la même façon?
ELLE. ( Sur un ton provocateur. ). Et qu’est-ce qui te distingue des autres? À propos, n’est-il pas temps que tu ailles à l’aéroport?
LUI. Tu as beaucoup d’esprit, beaucoup de fiel mais peu de cœur.
ELLE. On voit tout de suite que la remarque émane d’un biologiste.
Pause.
LUI. Je crois que je vais y aller.
ELLE. N’est-il pas trop tôt?
LUI. J’attendrai l’avion à l’aéroport. De toute façon, je ne m’endormirai pas. ( Il prend son porte-documents, y jette sa cravate, son rasoir électrique et ses autres rares affaires. )
ELLE. Tu pars comme ça? Sans aucune hésitation?
LUI. Je pars comme ça.
Pause.
LUI. Supposons que je reste et que je fasse l’amour avec toi. Peut-être que ça me plaira. Peut-être, cela éveillera-t-il en moi quelque chose de plus que la sympathie. Et ensuite, tu te mettras à rire, tu prendras ton carnet, tu noteras et diras : « C’est bon, tu es dans la liste. Numéro cent. Tu peux y aller. » C’est bien ça, non?
La femme se tait.
LUI. Non, je ne changerai pas mon programme. Tu te fais une fierté maintenant de ce que c’est toujours toi qui quittes, eh bien! cette fois-ci c’est toi qu’on quitte.
ELLE. Ce n’est pas grave, je survivrai. J’ai déjà connu ça. Et puis, nous ne nous quittons pas. Nous nous séparons simplement, faute d’avoir pu nous rencontrer.
LUI. Tant mieux. ( L’homme fait claquer son porte-documents, fait quelques pas vers la sortie, mais s’arrête. ) Je veux seulement demander… Comment es-tu au courant, quand même, de ce qui s’est dit à la conférence?
ELLE. C’est la seule chose qui te tracasse en ce moment?
LUI. Non, mais… Tu n’es pas obligée de le dire.
ELLE. J’y ai participé en tant qu’interprète. Quand tu lisais ton rapport, je le traduisais instantanément en français, et quand les Français ou les Espagnols lisaient leurs rapports, je les traduisais en russe.
LUI. Voilà donc pourquoi ta voix m’est familière!
ELLE. Oui, tu l’as entendue dans les écouteurs. Tu vois, que tout est simple.
LUI. Mais la traduction simultanée, qui plus est, de textes spécialisés, exige un haut degré de qualification.
ELLE. Oui. Et pour ça, on me paie bien. Tu voulais savoir comment je gagnais ma vie et combien je touchais, maintenant tu le sais. Au fait, ton rapport m’a beaucoup intéressée.
LUI. Tu y as compris quelque chose?
ELLE. Figure-toi qu’à l’université nous avons aussi étudié la psychologie, si bien que j’ai même trouvé intéressant de t’écouter. Ce n’est pas pour rien que sur Internet il y a des milliers de liens vers ton nom.
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