Samedi, ce 11 Juin, 1821, à 7 heures du matin.
Non, c ’est trop! pour prix de mon amour, pour prix de mon dévouement ne recevoir que mépris, outrages, mortifications! Elle s’est peinte hier avec des couleurs bien noires: elle m’a poursuivi, déchiré… et pourquoi? pour un rien, pour une vétille qui ne mérite pas même que l’on en parle.
J ’ai été très affairé la matinée et j’ai pourtant trouvé le moyen de lui faire un billet bien tendre, où je lui peignis mes sentiments. Vers deux heures je suis parti; le temps était brumeux et triste; mon cœur éprouvait aussi une at-teinte de la tristesse: je ne sais quels préssentiments vagues s’en étaient em-parés. J’arrive chez elle et je trouve le mari dans le salon; l’on dit que Madame fait sa toilette. Le vent sifflait aves force, la pluie tombait de temps en temps; tout contribuait à m’indisposer. Enfin au bout d’une demi-heure il a cessé de pleuvoir et le temps parut un peu de remettre. J’ai dit à m-r P…ff que j’allais faire un tour de promenade et je suis allé en effet. En rentrant, j’ai vu arriver en balcon Izmaïloff, Ostolopoff et les deux Kniagewics. Un moment après j’al-lai frapper à la porte où Madame s’habillait et je lui ai remis mon billet. Elle m’a parlé par la porte, ne voulant pas me laisser entrer parceque elle était, di-sait elle, en chemise. Lorsqu’elle a paru, je pus remarquer en elle une espèce de froideur et d’affectation à mon égard et je me prédis tous les désagréments en butte desquels j’ai été exposé par la suite. Elle m’a envoyé chercher son journal, voulant faire voir un dessin à ces messieurs; puis elle a paru ne pas retrouver les billets de Panayeff qui se trouvaient, disait-elle, dans ce journal; elle accusait en ricanant tout le monde de les avoir pris; je n’en ai rien cru parceque je connaissais déjà ces stratagèmes de femmes.
Tout se passait pourtant assez bien jusqu ’à l’après diner, exepté qu’elle ne s’adressait plus a moi et qu’elle me répondit d’un ton affecté. Lopès étant survenu, elle est allée lui parler dans sa chambre à coucher et y restée près d’une demi-heure. Je me suis ennuyé et je vins prendre mon chapeau pour al-ler faire encore un tour de promenade, quoiqu’il ait plu à verse tout le temps du diner. Elle m’a demandé où j’allais et je lui repondis avec humeur: je vais, Md, ce que j’ai répété à plusieures reprises. Elle m’a grondé un peu, mais malgré cela je suis parti. Elle a regardé par la fenêtre et a rappelé Hector qui voulu me suivre. Je lui dit qu ’elle pouvait être tranquille et que je n’avais pas l’intention d’emmener son chien. Elle m’a fait là-dessus une grimace qui m’au-rait fait rire si je n’en avais saisi toute la méchanceté. J’ai rodé sans but dans la campagne de Bezborodko et de retour j’ai trouvé la dame sur la balançoire, je l’ai abordée et l’ai saluée. Elle me dit d’un ton d’humeur très prononcée: Que me voulez vous dire? Là-dessus je repondis que rien et je n’ai pas perdu la contenance. Un peu après, je l’ai suivi et lui ai demandé le sujet de son mécontentement, elle m’a dit que je ne suis pas digne qu’elle me parle et qu’elle me traite de même que Yakowleff. En ce cas, Madame, lui dis-je, vous voudrez bien souffrir que je ne revienne plus. Au souper elle cherchait tous les moyens de me déconcerter, elle s’accrochait à tout ce que je disais et souvent d’une manière ridicule. Je parlais toujours en riant, sans paraître faire attention à ses dispositions hostiles. Je ripostais à ses propos et les démontais sou-vent, ce qui semblait lui faire de la peine en présence de tant de personnes et dans le moment où elle voulait faire briller son esprit aux dépens du mien. Après souper je l’aborde et lui souhaite le bon soir, lui disant que je n’aurai peut-être pas sitôt le bonheur de la voir, parceque j’allais bientôt déménager pour aller à la campagne. Elle m’a tendu d’abord la main en détournant le visage, puis elle m’a rappelé, m’a fait un signe de la main, m’a demandé si je ne voulais plus rester et sur la réponse négative elle m’a dit: Baisez-donc ma main. Elle a paru sourire. Je suis parti assez content de moi-même, mais très mécontent de ma journée.
Dimanche, ce 12 Juin, 1821.
J ’ai travaillé toute la matinée; je n’ai eu le temps que pour faire un petit tour dans le jardin. Je pensais à ma disgrâce; j’ai été triste et cherchais la solitude. Mais dans l’après-diner je pris la résolution d’aller chez Izmaïloff afin qu’on ne croie pas que je conserve de l’humeur de la soirée d’hier. Comme je devais passer presque devant la porte de Panaïeff, je suis entré chez lui pour lui souhaiter le bon jour. Il me reçoit assez froidement et j’y vois Richter feuil-lettant quelques papiers. Panaïeff me dit qu’il a entendu de Mr Ostolopoff, Kniagewicz et Izmaïloff qui sont venus le voir dans la matinée que j’ai été maltraité par Md. Je lui conte tout et il me remet le billet de Madame, très of-fensant et très dur où elle me reproche d’avoir volé les billets de Panaïeff. Je ne me serais jamais attendu à cette sortie: Panaïeff me communique qu’elle lui a aussi écrit en faisant part de ce prétendu vol.
A 11 heures du matin.
Le domestique qui la servait, Wladimyr est venu me demander de lui procurer une place. J ’ai été charmé de pouvoir obliger quelqu’un qui la ser-vait, mon cœur est très gâté sur ce point; si j’aime quelqu’un, j’aime tout ce qui dépend de lui, tout ce qui lui est attaché, même tout ce qui l’était connu. Je me suis donc offert de très bonne grâce de rendre un service à son ancien domestique, et j’en parlerai au Prince.
A 4 heures et demi de l ’après-midi.
Le Prince m ’a recommandé de lui amener Wladimyr, et comme ce do-mestique m’a dit qu’on peut l’avoir en payant sa rançon, le Prince y consenti, d’autant plus qu’un de ses laquais est mort et l’autre malade. Le Prince m’a dit des choses très obligeantes que ma recommandation suffit et que je ne lui ai jamais présenté que ce qui était vraiment bon. Il est vrai que je lui ai procuré un homme excellent, M. Kolomytzoff pour être èconome de l’institut des Sourds et Muets; aussi le P.▫se reposa parfaitement sur ma recommandation. Je serais ravi s’il me réussit de même de délivrer ce pauvre Wladimyr des griffes de son maître actuel.
Ce 12 Juin 1821.
Madame!
La derniere fois que j ’ai eu l’honneur de passer la journée chez vous, j’ai pu remarquer que vous avez cherché toutes les occasions et tous les mo-yens pour m’aigrir, m’humilier et m’attirer du ridicule sans que je vous en aie prêté la moindre raison. Entièrement tranquille sur votre compte, fort de la lo-yauté de ma propre conduite et me reposant sur les bons accueils dont vous m’avez honoré antérieurement, j’ai pu, je l’en conviens, n’être pas autant sur mes gardes que je l’aurais été. Aussi lorsqu’il vous a plu de me demander ce que je voulais taire, j’ai eu l’honneur de vous répondre que j’allais faire un tour de promenade comme c’est mon habitude quand je n’ai rien de mieux à faire. J’ai vu la mine menaçante que vous m’avez faite alors mais j’étais per-suadé que vous me jugeriez mieux par la suite. En vérité, Madame, ne dois-je pas voir clairement que lorsqu’il y a du monde chez vous ou que vous me faîtes venir à vos dîners invités, je suis toujours là comme un de ces magots de la Chine qu’on met sur la cheminée uniquement pour occuper une place. Si je prends la liberté de vous adresser la parole, de vous offrir mes services, vous les recevez de si mauvaise grâce que cela ne peut pas manquer d’être aperçu de tout le monde, mais la plupart du temps vous avez l’air de ne pas vous aper-cevoir si j’y suis ou non. Et pourquoi donc faire venir un homme à qui on veut marquer du mépris ou qu’on veut laisser dans l’oubli? Autant vaudrait-il lais-ser en repos celui à qui l’on ne s’intéresse point. Vendredi, par exemple, vous avez taché mettre à son aise chacun de votre société, et moi j’étais le seul qui n’a reçu pour son co mpte que des grimaces ou des outrages.
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