Sur ce que vous me proposez, de travailler à abréger le séjour que M. de Valmont compte faire ici, il me paraît bien difficile d’oser demander à sa tante de ne pas avoir son neveu chez elle, d’autant qu’elle l’aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais seulement par déférence et non pas par besoin, de saisir l’occasion de faire cette demande, soit à elle, soit à lui-même. Quant à moi, M. de Tourvel est instruit de mon projet de rester ici jusqu’à son retour, et il s’étonnerait, avec raison, de la légèreté qui m’en ferait changer.
Voilà, Madame, de bien longs éclaircissements : mais j’ai cru devoir à la vérité, un témoignage avantageux à M. de Valmont, et dont il me paraît avoir grand besoin auprès de vous. Je n’en suis pas moins sensible à l’amitié qui a dicté vos conseils. C’est à elle que je dois aussi ce que vous me dites d’obligeant à l’occasion du retard du mariage de Mademoiselle votre fille. Je vous en remercie bien sincèrement : mais, quelque plaisir que je me promette à passer ces moments avec vous, je les sacrifierais de bien bon cœur au désir de savoir Mademoiselle de Volanges plus tôt heureuse, si pourtant elle peut jamais l’être plus qu’auprès d’une mère aussi digne de toute sa tendresse et de son respect. Je partage avec elle ces deux sentiments qui m’attachent à vous, et je vous prie d’en recevoir l’assurance avec bonté.
J’ai l’honneur d’être, etc.
De…, ce 13 août 17**.
Lettre XII. Cécile Volanges à la Marquise de Merteuil
Maman est incommodée, Madame ; elle ne sortira point, et il faut que je lui tienne compagnie : ainsi je n’aurai pas l’honneur de vous accompagner à l’Opéra. Je vous assure que je regrette bien plus de ne pas être avec vous que le spectacle. Je vous prie d’en être persuadée. Je vous aime tant ! Voudriez-vous bien dire à M. le Chevalier Danceny que je n’ai point le recueil dont il m’a parlé, et que si il veut me l’apporter demain, il me fera grand plaisir. S’il vient aujourd’hui, on lui dira que nous n’y sommes pas ; mais c’est que Maman ne veut recevoir personne. J’espère qu’elle se portera mieux demain.
J’ai l’honneur d’être, etc.
De…, ce 13 août 17**.
Lettre XIII. La Marquise de Merteuil à Cecile Volanges
Je suis très fâchée, ma belle, d’être privée du plaisir de vous voir, et de la cause de cette privation. J’espère que cette occasion se retrouvera. Je m’acquitterai de votre commission auprès du Chevalier Danceny, qui sera sûrement très fâché de savoir votre Maman malade. Si elle veut me recevoir demain, j’irai lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle et moi, le Chevalier de Belleroche [10] C’est le même dont il est question dans les lettres de Madame de Merteuil.
au piquet ; et, en lui gagnant son argent, nous aurons, pour surcroît de plaisir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable maître, à qui je le proposerai. Si cela convient à votre Maman et à vous, je réponds de moi et de mes deux Chevaliers. Adieu, ma belle ; mes compliments à ma chère Mme de Volanges.
Je vous embrasse bien tendrement.
De…, ce 13 août 17**.
Lettre XIV. Cécile Volanges à Sophie Carnay
Je ne t’ai pas écrit hier, ma chère Sophie : mais ce n’est pas le plaisir qui en est cause ; je t’en assure bien. Maman était malade, et je ne l’ai pas quittée de la journée. Le soir, quand je me suis retirée, je n’avais cœur à rien du tout ; et je me suis couchée bien vite, pour m’assurer que le journée fût finie : jamais je n’en avais passé de si longue. Ce n’est pas que je n’aime bien Maman ; mais je ne sais pas ce que c’était. Je devais aller à l’Opéra avec Madame de Merteuil ; le Chevalier Danceny devait y être. Tu sais bien que ce sont les deux personnes que j’aime le mieux. Quand l’heure où j’aurais dû y être aussi est arrivée, mon cœur s’est serré malgré moi. Je me déplaisais à tout, et j’ai pleuré, pleuré, sans pouvoir m’en empêcher. Heureusement, Maman était couchée, et ne pouvait pas me voir. Je suis sûre que le Chevalier Danceny aura été fâché aussi ; mais il aura été distrait par le spectacle et par tout le monde : c’est bien différent.
Par bonheur, Maman va fort bien aujourd’hui, et Mme de Merteuil viendra avec une autre personne et le Chevalier Danceny : mais elle arrive toujours bien tard, Mme de Merteuil ; et quand on est si longtemps toute seule, c’est bien ennuyeux. Il n’est encore qu’onze heures. Il est vrai qu’il faut que je joue de la harpe ; et puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd’hui. Je crois que la mère Perpétue a raison, et qu’on devient coquette dès qu’on est dans le monde. Je n’ai jamais eu tant d’envie d’être jolie que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis pas autant que je le croyais ; et puis, auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Mme de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi : cela ne me fâche pas beaucoup, parce qu’elle m’aime bien ; et puis elle assure que le Chevalier Danceny me trouve plus jolie qu’elle. C’est bien honnête à elle de me l’avoir dit ! elle avait même l’air d’en être bien aise. Par exemple, je ne conçois pas cela. C’est qu’elle m’aime tant ! et lui ! … oh ! ça m’a fait bien plaisir ! aussi, c’est qu’il me semble que rien que le regarder suffit pour embellir. Je le regarderais toujours, si je ne craignais de rencontrer ses yeux : car toutes les fois que cela m’arrive, cela me décontenance, et me fait comme de la peine ; mais ça ne fait rien.
Adieu, ma chère amie ; je vais me mettre à ma toilette. Je t’aime toujours comme de coutume.
Paris, ce 14 août 17**.
Lettre XV. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil
Il est bien honnête à vous de ne pas m’abandonner à mon triste sort. La vie que je mène ici est réellement fatigante, par l’excès de son repos et son insipide uniformité. En lisant votre lettre et le détail de votre charmante journée, j’ai été tenté vingt fois de prétexter une affaire, de voler à vos pieds et de vous y demander, en ma faveur, une infidélité à votre Chevalier, qui, après tout, ne mérite pas son bonheur. Savez-vous que vous m’avez rendu jaloux de lui ? Que me parlez-vous d’éternelle rupture ? J’abjure ce serment prononcé dans le délire : nous n’aurions pas été dignes de le faire, si nous eussions dû le garder. Ah ! que je puisse un jour me venger dans vos bras du dépit involontaire que m’a causé le bonheur du Chevalier ! je suis indigné, je l’avoue, quand je songe que cet homme, sans raisonner, sans se donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l’instinct de son cœur, trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Oh ! je la troublerai… Promettez-moi que je la troublerai. Vous-même n’êtes-vous pas humiliée ? Vous vous donnez la peine de le tromper, et il est plus heureux que vous. Vous le croyez dans vos chaînes ! et c’est bien vous qui êtes dans les siennes. Il dort tranquillement, tandis que vous veillez pour ses plaisirs. Que ferait de plus son esclave ?
Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plusieurs, je n’ai pas la moindre jalousie : je ne vois alors dans vos amants que les successeurs d’Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire où je régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à un d’eux ! qu’il existe un autre homme aussi heureux que moi ! je ne le souffrirai pas ; n’espérez pas que je le souffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un autre ; et ne trahissez pas, par un caprice exclusif, l’amitié inviolable que nous nous sommes jurée.
Читать дальше