Anne Golon - Indomptable Angélique Part 2
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– Près de vous, je ne peux éprouver aucune peur.
Les mâchoires du Normand se crispèrent et derechef son visage s'assombrit.
– Restons pas là, grommela-t-il. Faut pas jouer avec le sort. Allons plus loin.
Ils remplirent leurs gourdes au ruisseau et cherchèrent une crique de rochers éloignée de la rive pour allumer leur feu. Mais ce repas ne leur apporta d'autre satisfaction que d'apaiser leur faim. L'atmosphère demeurait pesante. Colin Paturel, le front plissé et soucieux, ne desserrait pas les dents. Angélique, après avoir vainement cherché à combler le silence, se laissait envahir par un trouble subtil qu'elle ne définissait pas et qui lui mettait les nerfs à vif. Pourquoi Colin Paturel était-il si sombre et inquiet ? Lui en voulait-il de les avoir attardés par sa blessure ? Quel danger pressentait-il, rôdant autour d'eux, et que signifiait le regard rapide qu'il lui jetait parfois à la dérobée de sous ses blonds sourcils touffus ? Le vent du soir passa sur eux comme une aile veloutée. La lumière éteinte laissait de froids coloris bleus, des pastels sombres et doux poudrant les montagnes, le ciel et les vallées, et s'épaississant peu à peu. Dans l'ombre envahissante, Angélique tourna vers Colin Paturel son blanc visage angoissé.
– Je... Je crois que je pourrai marcher, cette nuit, dit-elle. Il secoua la tête.
– Non, petite, tu ne pourras pas. Ne crains rien. Je te porterai.
Sa voix était empreinte d'une sorte de tristesse.
« Oh ! Colin », faillit-elle s'écrier en pleurant, « que se passe-t-il ? Allons-nous vers la mort tous deux ? »
Sur son dos, les bras autour de son cou, elle ne goûta pas la paix de l'autre nuit. Le souffle de l'homme se répercutait en elle avec les battements sourds de son cœur et lui rappelait ces émouvants aveux de volupté que tant d'hommes haletants lui avaient faits entre ses bras frêles de femme. C'était elle alors qui semblait les porter et voici que dans la somnolence qui la gagnait, le front enfoui contre la nuque moite et musclée de son rude compagnon, elle sentait qu'elle appesantissait sur lui le poids de son invincible féminité. L'air des montagnes descendait vers eux, presque glacé et chargé de senteurs pénétrantes, d'un riche et mystérieux parfum, évocateur de beauté et de somptuosité. Le soleil levant leur montra les cèdres couvrant le flanc de la montagne de leurs longs branchages, évasés comme l'asile de sombres tentes autour des troncs courts et puissants. Leur ombre couvrait un gazon léger piqueté de fleurs blanches en étoiles, et partout l'odeur unique du bois flottait, embaumant chaque souffle du vent. Colin Paturel franchit un torrent bondissant en remous neigeux, monta encore et découvrit l'entrée d'une grotte, petite, au tapis de sable blanc.
– Arrêtons-nous ici, dit-il. Apparemment aucune bête n'y habite. Nous pourrons peut-être allumer du feu sans danger.
Il parlait entre les dents et sa voix était très rauque. Était-ce d'épuisement... Angélique le suivit des yeux avec anxiété. Il y avait quelque chose de bizarre en lui et elle ne pouvait plus supporter de ne pas savoir quoi. Peut-être était-il malade ? Se sentait-il gravement atteint ? L'idée ne l'avait jamais effleurée qu'il pourrait lui aussi fléchir. Ce serait affreux ! Mais elle ne l'abandonnerait pas ! Elle le soignerait, elle le ranimerait, comme il l'avait ranimée. Il se déroba à l'interrogation muette des grands yeux verts qui le fixaient.
– Je vais dormir, dit-il laconiquement.
Il sortit. Angélique soupira. L'endroit était charmant et la faisait rêver. Pourvu qu'il ne cachât pas quelque piège atroce qui viendrait encore les abattre !... Elle disposa leurs pauvres vivres sur un galet plat : les figues séchées, les tranches de gibier rôties la veille. Les gourdes étaient vides. Le murmure du torrent en contrebas l'attira. Elle y descendit sans trop de difficultés, se souvint à temps de regarder avec précaution autour d'elle, mais seuls quelques oiseaux au plumage chatoyant s'ébattaient sur les bords. Angélique remplit les gourdes, puis se lava avec soin dans l'eau très froide. Son sang courait vif sous sa peau. Elle se pencha vers une vasque d'eau ménagée, dans le creux d'un rocher et s'y vit tout à coup comme dans un miroir. Alors elle faillit pousser un cri de surprise. La femme qui se reflétait là, blonde sous l'indigo du ciel, paraissait avoir vingt ans. Les traits affinés, les yeux agrandis d'un cerne mauve, habitués à guetter l'horizon et qui interrogeaient avec une sorte de candeur nouvelle, la courbe de la bouche sans fard, gercée et décolorée, n'étaient plus ceux d'une femme aux expériences amères, mais ceux d'une jeune fille sans apprêt qui s'ignore encore et se livre sans déguisement. Le vent âpre, le soleil implacable, l'oubli de toute coquetterie dans les angoisses qui l'avaient accablée, avaient redonné à son visage, trop habilement mis en valeur jadis, une sorte de virginité. Son teint était horrible, certes : brun comme celui d'une bohémienne, mais en contraste ses cheveux devenaient blonds comme un rayon de lune sur les sables. La maigreur de son corps frêle perdu dans l'enveloppement du burnous de laine, sa chevelure dénouée, ses pieds nus étaient ceux d'une sauvageonne.
Elle défit le bandage de sa jambe. La brûlure était saine mais la cicatrice serait fort laide. Tant pis ! La jeune femme refit le pansement avec philosophie. En se baignant tout à l'heure, elle avait senti la finesse de sa taille, vu ses jambes fuselées et agiles, des jambes qui avaient perdu l'excédent de graisse gagné dans le harem. À tout prendre, elle s'en tirait à bon compte.
Une fois encore, elle se pencha sur le miroir improvisé et se sourit.
– Je crois que je suis encore présentable, dit-elle aux oiseaux qui la regardaient sans effroi.
Tandis qu'elle remontait la pente, elle chantonnait. Tout à coup, elle s'interrompit. Elle venait d'apercevoir Colin Paturel, étendu sur le gazon parmi les fleurettes blanches. Il avait un bras sous sa tête et ne bougeait pas.
L'inquiétude qu'elle éprouvait à son égard la reprit et elle s'approcha à pas de loup pour l'observer.
Le Normand dormait. Son souffle paisible et régulier soulevait sa large poitrine, velue, que découvrait le burnous entrouvert. Non, il n'était pas malade. Son teint recuit, la sérénité de ses lèvres closes, hautaines dans le sommeil et jusqu'à sa posture abandonnée, le visage un peu détourné sur son bras, un genou relevé, étaient ceux d'un homme en pleine santé, réparant ses forces après un dur labeur. Et à le contempler ainsi, endormi sous les cèdres, elle trouva qu'il ressemblait à Adam. Il y avait tant de primitive perfection dans ce corps immense et vigoureux, en cet homme simple, chasseur errant, justicier, pasteur de son peuple. Elle s'agenouilla, attirée par lui. Le vent faisait danser une mèche sur le front buriné elle y posa la main et l'écarta doucement.
Colin Paturel ouvrit les yeux. Le regard qu'il fixa sur elle lui parut étrange. Elle eut un recul instinctif. Le Normand semblait avoir peine à reprendre ses esprits.
– Que se passe-t-il ? bredouilla-t-il d'une voix rauque. Les Maures ?
– Non, tout est calme. Je vous regardais dormir. Oh ! Colin, ne me fixez pas ainsi, cria-telle subitement hors d'elle, vous me faites peur ! Qu'avez-vous depuis quelques jours ? Que se passe-t-il ? Si un danger nous menace, dites-le-moi. Je suis capable de partager vos soucis, mais je ne peux pas souffrir votre... oui, c'est cela, votre rancune à mon égard. On dirait à certains moments que vous me détestez, que vous m'en voulez... De quoi ? Est-ce d'avoir été piquée par le serpent et de retarder notre marche ? Je ne comprends plus. Vous aviez su vous montrer si généreux. Je croyais... Colin, pour l'amour du Ciel, si vous avez quelque chose à me reprocher, dites-le-moi, mais je ne peux plus le supporter... Si vous me haïssez que vais-je devenir ?...
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