Denis Diderot - Les bijoux indiscrets

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«Je ne prétends point, disait-il, que Monima soit moins galante que Zelmaïde, mais je crois son bijou plus discret. D'ailleurs, lorsque la bouche et le bijou d'une femme se contredisent, lequel croire?

– Seigneur, répondit un courtisan, j'ignore ce que les bijoux diront par la suite; mais jusqu'à présent ils ne se sont expliqués que sur un chapitre qui leur est très-familier. Tant qu'ils auront la prudence de ne parler que de ce qu'ils entendent, je les croirai comme des oracles.

– On pourrait, dit Mirzoza, en consulter de plus sûrs.

– Madame, reprit Mangogul, quel intérêt auraient ceux-ci de déguiser la vérité? Il n'y aurait qu'une chimère d'honneur qui pût les y porter; mais un bijou n'a point de ces chimères: ce n'est pas là le lieu des préjugés.

– Une chimère d'honneur! dit Mirzoza; des préjugés! si Votre Hautesse était exposée aux mêmes inconvénients que nous, elle sentirait que ce qui intéresse la vertu n'est rien moins que chimérique.»

Toutes les dames, enhardies par la réponse de la sultane, soutinrent qu'il était superflu de les mettre à de certaines épreuves; et Mangogul qu'au moins ces épreuves étaient presque toujours dangereuses.

Ces propos conduisirent au vin de Champagne; on s'y livra, on se mit en pointe; et les bijoux s'échauffèrent: c'était l'instant où Mangogul s'était proposé de recommencer ses malices. Il tourna sa bague sur une jeune femme fort enjouée, assise assez proche de lui et placée en face de son époux; et l'on entendit s'élever de dessous la table un bruit plaintif, une voix faible et languissante qui disait:

«Ah! que je suis harassé! je n'en puis plus, je suis sur les dents.

– Comment, de par la Pagode Pongo Sabiam, s'écria Husseim, le bijou de ma femme parle; et que peut-il dire?

– Nous allons entendre, répondit le sultan…

– Prince, vous me permettrez de n'être pas du nombre de ses auditeurs, répliqua Husseim; et s'il lui échappait quelques sottises, Votre Hautesse pense-t-elle?..

– Je pense que vous êtes fou, répondit le sultan, de vous alarmer pour le caquet d'un bijou: ne sait-on pas une bonne partie de ce qu'il pourra dire, et ne devine-t-on pas le reste? Asseyez-vous donc, et tâchez de vous amuser.»

Husseim s'assit, et le bijou de sa femme se mit à jaser comme une pie.

«Aurai-je toujours ce grand flandrin de Valanto? s'écria-t-il, j'en ai vu qui finissaient, mais celui-ci…»

A ces mots, Husseim se leva comme un furieux, se saisit d'un couteau, s'élança à l'autre bord de la table, et perçait le sein de sa femme si ses voisins ne l'eussent retenu.

«Husseim, lui dit le sultan, vous faites trop de bruit; on n'entend rien. Ne dirait-on pas que le bijou de votre femme soit le seul qui n'ait pas le sens commun? Et où en seraient ces dames si leurs maris étaient de votre humeur? Comment, vous voilà désespéré pour une misérable petite aventure d'un Valanto, qui ne finissait pas! Remettez-vous à votre place, prenez votre parti en galant homme, songez à vous observer, et à ne pas manquer une seconde fois à un prince qui vous admet à ses plaisirs.»

Tandis qu'Husseim, dissimulant sa rage, s'appuyait sur le dos d'une chaise, les yeux fermés et la main appliquée sur le front, le sultan tournait subitement son anneau, et le bijou continuait: «Je m'accommoderais assez du jeune page de Valanto; mais je ne sais quand il commencera. En attendant que l'un commence et que l'autre finisse, je prends patience avec le bramine Egon. Il est hideux, il faut en convenir; mais son talent est de finir et de recommencer. Oh, qu'un bramine est un grand homme!»

Le bijou en était à cette exclamation, lorsqu'Husseim rougit de s'affliger pour une femme qui n'en valait pas la peine, et se mit à rire comme le reste de la compagnie; mais il la gardait bonne à son épouse. Le souper fini, chacun reprit la route de son hôtel, excepté Husseim, qui conduisit sa femme dans une maison de filles voilées, et l'y enferma. Mangogul, instruit de sa disgrâce, la visita. Il trouva toute la maison occupée à la consoler, mais plus encore à lui tirer le sujet de son exil.

«C'est pour une vétille, leur disait-elle, que je suis ici. Hier à souper chez le sultan, on avait fouetté le champagne, sablé le tokai; on ne savait plus guère ce qu'on disait, lorsque mon bijou s'est avisé de babiller. Je ne sais quels ont été ses propos; mais mon époux en a pris de l'humeur.

– Assurément, madame, il a tort, lui répondaient les nonnains; on ne se fâche point ainsi pour des bagatelles…

– Comment, votre bijou a parlé! Mais parle-t-il encore? Ah! que nous serions charmées de l'entendre! Il ne peut s'exprimer qu'avec esprit et grâce.»

Elles furent satisfaites, car le sultan tourna son anneau sur la pauvre recluse, et son bijou les remercia de leurs politesses, leur protestant, au demeurant, que, quelque charmé qu'il fût de leur compagnie, il s'accommoderait mieux de celle d'un bramine.

Le sultan profita de l'occasion pour apprendre quelques particularités de la vie de ces filles. Sa bague interrogea le bijou d'une jeune recluse nommée Cléanthis; et le bijou prétendu virginal confessa deux jardiniers, un bramine et trois cavaliers; et raconta comme quoi, à l'aide d'une médecine et de deux saignées, elle avait évité de donner du scandale. Zéphirine avoua, par l'organe de son bijou, qu'elle devait au petit commissionnaire de la maison le titre honorable de mère. Mais une chose qui étonna le sultan, c'est que quoique ces bijoux séquestrés s'expliquassent en termes fort indécents, les vierges à qui ils appartenaient les écoutaient sans rougir; ce qui lui fit conjecturer que, si l'on manquait d'exercice dans ces retraites, on y avait en revanche beaucoup de spéculation.

Pour s'en éclaircir, il tourna son anneau sur une novice de quinze à seize ans. «Flora, répondit son bijou, a lorgné plus d'une fois à travers la grille un jeune officier. Je suis sûr qu'elle avait du goût pour lui: son petit doigt me l'a dit.» Mal en prit à Flora. Les anciennes la condamnèrent à deux mois de prière et de discipline; et ordonnèrent des prières pour que les bijoux de la communauté demeurassent muets.

CHAPITRE IX.

ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA

Mangogul avait à peine abandonné les recluses entre lesquelles je l'avais laissé, qu'il se répandit à Banza que toutes les filles de la congrégation du coccix de Brama parlaient par le bijou. Ce bruit, que le procédé violent d'Husseim accréditait, piqua la curiosité des savants. Le phénomène fut constaté; et les esprits forts commencèrent à chercher dans les propriétés de la matière l'explication d'un fait qu'ils avaient d'abord traité d'impossible. Le caquet des bijoux produisit une infinité d'excellents ouvrages; et ce sujet important enfla les recueils des académies de plusieurs mémoires qu'on peut regarder comme les derniers efforts de l'esprit humain.

Pour former et perpétuer celle des sciences de Banza, on avait appelé, et l'on appelait sans cesse ce qu'il y avait d'hommes éclairés dans le Congo, le Monoémugi 24 24 Dans les cartes du XVIIIe siècle, le Monoémugi est un royaume situé au nord-est du Congo. Il répond, ici, à l'Allemagne du Nord et parfois à l'Angleterre. , le Béléguanze et les royaumes circonvoisins. Elle embrassait, sous différents titres, toutes les personnes distinguées dans l'histoire naturelle, la physique, les mathématiques, et la plupart de celles qui promettaient de s'y distinguer un jour. Cet essaim d'abeilles infatigables travaillait sans relâche à la recherche de la vérité; et, chaque année, le public recueillait, dans un volume rempli de découvertes, les fruits de leurs travaux.

Elle était alors divisée en deux factions, l'une composée des vorticoses, et l'autre des attractionnaires. Olibri, habile géomètre et grand physicien, fonda la secte des vorticoses 25 25 Partisans du système des tourbillons de Descartes. . Circino, habile physicien et grand géomètre, fut le premier attractionnaire 26 26 On sait que le système de Newton est fondé sur le principe de l'attraction des corps célestes. . Olibri et Circino se proposèrent l'un et l'autre d'expliquer la nature. Les principes d'Olibri ont au premier coup d'œil une simplicité qui séduit: ils satisfont en gros aux principaux phénomènes; mais ils se démentent dans les détails. Quant à Circino, il semble partir d'une absurdité: mais il n'y a que le premier pas qui lui coûte. Les détails minutieux qui ruinent le système d'Olibri affermissent le sien. Il suit une route obscure à l'entrée, mais qui s'éclaire à mesure qu'on avance. Celle, au contraire, d'Olibri, claire à l'entrée, va toujours en s'obscurcissant. La philosophie de celui-ci demande moins d'étude que d'intelligence. On ne peut être disciple de l'autre, sans avoir beaucoup d'intelligence et d'étude. On entre sans préparation dans l'école d'Olibri; tout le monde en a la clef. Celle de Circino n'est ouverte qu'aux premiers géomètres. Les tourbillons d'Olibri sont à la portée de tous les esprits. Les forces centrales de Circino ne sont faites que pour les algébristes du premier ordre. Il y aura donc toujours cent vorticoses contre un attractionnaire; et un attractionnaire vaudra toujours cent vorticoses. Tel était aussi l'état de l'académie des sciences de Banza, lorsqu'elle agita la matière des bijoux indiscrets.

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