Danny lui tourna le dos et s’éloigna, en marchant très vite.
À la fin de sa journée d’école, il téléphona à Dick au restaurant de Key West où il travaillait. « Un autre mort-vivant de l’Overlook m’a retrouvé. Combien de coffres-forts je peux avoir dans ma tête, Dick ? »
Dick lâcha un petit rire. « Autant que tu voudras, petit. Voilà la beauté du Don. Tu crois peut-être que mon Grand-Pa Noir est le seul que j’aie jamais eu à enfermer ?
— Est-ce qu’ils meurent une fois qu’on les a bouclés ? »
Cette fois, aucun petit rire ne lui parvint. Cette fois, il entendit dans la voix de Dick une froideur qu’il ne lui connaissait pas. Ça ne le dérangea pas. « Tu te fais du souci pour eux ? »
Non, Danny ne s’en faisait pas.
Lorsque l’ancien propriétaire de l’Overlook reparut peu après le Nouvel An — dans le placard de la chambre de Danny, cette fois —, Danny était prêt. Il entra dans le placard et referma la porte derrière lui. Bientôt, un deuxième coffre-fort mental rejoignit sur sa haute étagère mentale celui dans lequel Mrs. Massey était enfermée. Des coups sourds retentirent, et quelques invectives remarquables que Danny retint pour son utilisation personnelle ultérieurement. Peu de temps après, tout s’arrêta. Le silence régna dans le coffre-fort Derwent comme il régnait dans le coffre-fort Massey. Qu’ils soient ou non vivants (à leur façon de morts-vivants) n’avait plus d’importance.
Ce qui comptait, c’était qu’ils n’en sortent jamais. Danny était en sécurité.
C’était ce qu’il pensait à l’époque. Bien sûr, il se croyait aussi à l’abri de l’alcool. Surtout après avoir vu ce que l’alcool avait fait à son père.
Mais des fois, on se gourre complètement.
1
Elle s’appelait Andrea Steiner. Elle aimait le cinéma, mais elle n’aimait pas les hommes. Pas étonnant, puisque son père l’avait violée pour la première fois à l’âge de huit ans. Il avait ensuite continué pendant le même nombre d’années. Puis Andrea y avait mis un terme, d’abord en lui crevant les couilles, l’une après l’autre, avec une des aiguilles à tricoter de sa mère, puis en enfonçant cette même aiguille, rouge et dégoulinante, dans l’orbite gauche de son géniteur-violeur. Pour les couilles, ç’avait été facile, parce qu’il dormait, pourtant la douleur avait été assez forte pour le réveiller, malgré le talent spécial d’Andrea. Mais c’était une fille costaude, et il était ivre. Elle avait pu l’immobiliser le temps de lui administrer le coup de grâce [2] Les termes en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original.
.
Aujourd’hui, elle avait quatre fois huit ans, elle vagabondait sur toute la surface de l’Amérique, et un ex-acteur avait remplacé le planteur de cacahuètes à la Maison-Blanche. Le nouveau avait une chevelure d’acteur d’un noir invraisemblable et un sourire d’acteur charmant et faux comme le Diable. Andi avait vu un de ses films à la télé. L’homme qui deviendrait président y jouait un type amputé des deux jambes par un train. Andi aimait bien ça, l’idée d’un homme sans jambes ; un homme sans jambes, ça pouvait pas te courser pour te violer.
Le cinéma, ça c’était quelque chose. Le cinéma te faisait décoller. Tu pouvais toujours compter sur le pop-corn et une fin heureuse. Tu te prenais un homme pour t’accompagner, comme ça c’était tout bénef: tu sortais et il payait. Ce film-ci était vraiment bien, avec des bagarres, des baisers et de la musique à plein tube. Ça s’appelait Les Aventuriers de l’Arche perdue . Son bonhomme lui avait passé la main sous la jupe et l’avait remontée jusqu’en haut de sa cuisse nue, mais c’était pas un problème ; une main, c’est pas une bite. Elle l’avait rencontré dans un bar. Elle rencontrait la plupart des mecs qu’elle levait dans des bars. Il lui avait payé un verre, mais un verre à l’œil, c’est pas un rancard ; c’est juste une touche.
Ça veut dire quoi ? il lui avait demandé en promenant le bout de son doigt sur le haut de son bras gauche. Elle portait un bustier sans manches, et son tatouage se voyait. Elle aimait que son tatouage se voie quand elle sortait draguer. Elle voulait que les hommes le voient. Ils le trouvaient érotique. Elle se l’était fait faire à San Diego, un an après avoir liquidé son père.
C’est un serpent , qu’elle avait répondu. Un serpent à sonnette. Tu vois pas ses crochets ?
Bien sûr qu’il les voyait. Ils étaient géants , ces crochets, totalement disproportionnés par rapport à la tête. Une goutte de venin était suspendue à l’un d’eux.
Ce type-là était de l’espèce Homme-d’Affaires, costard de prix, abondante chevelure présidentielle coiffée en arrière, et libre pour l’après-midi du quelconque boulot de merde qu’il effectuait dans un bureau de merde. Avec ses cheveux plus blancs que noirs, il avait au moins soixante balais. Soit près du double d’elle. Mais ça, les hommes s’en foutaient. Il y aurait pas regardé à deux fois si elle en avait eu seize au lieu de trente-deux. Ou huit. Elle se souvenait de quelque chose que son père lui avait dit un jour: Si elles sont assez grandes pour faire pissette, elles sont assez grandes pour ma quéquette.
Bien sûr que je les vois , lui avait dit l’homme qui se trouvait maintenant assis à côté d’elle au cinéma. Mais ça veut dire quoi ?
Peut-être que tu le découvriras , avait répondu Andi. Elle s’était passé la langue sur la lèvre supérieure. Et j’en ai un autre. Dans un autre endroit.
Je pourrais le voir ?
Peut-être. T’aimes le cinéma ?
Le type avait froncé les sourcils. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
T’as envie de sortir avec moi, hein ?
Ça, il savait ce que ça voulait dire — ou ce que c’était censé vouloir dire. Il y avait d’autres filles, dans ce bar, quand elles te parlaient de sortir avec elles ça voulait dire une seule chose. Mais c’était pas ça qu’Andi voulait dire.
Ouais, bien sûr. T’es jolie.
Alors, sors-moi. Une vraie sortie. Ils passent Les Aventuriers de l’Arche perdue au Rialto.
Je pensais plutôt à ce petit hôtel à deux rues d’ici, chérie. Une chambre avec bar et balcon, ça te dirait pas ?
Elle avait approché les lèvres de son oreille et laissé ses seins peser sur son bras. Peut-être plus tard. Emmène-moi d’abord au cinéma. Offre-moi le billet d’entrée et du pop-corn. L’obscurité me rend amoureuse.
Et voilà qu’ils y étaient, avec Harrison Ford haut comme un gratte-ciel sur l’écran faisant claquer un fouet à bestiaux dans la poussière du désert. Le vieux mec à chevelure présidentielle avait sa main sous sa jupe mais elle avait sa timbale de pop-corn fermement posée à l’endroit stratégique, pour qu’il puisse presque atteindre la troisième base mais pas tout à fait le marbre. Il essayait toujours de monter plus haut, et c’était agaçant, parce qu’elle voulait voir la fin du film et découvrir ce qu’il y avait dans l’Arche perdue. Alors…
2
À deux heures de l’après-midi un jour de semaine, le cinéma était quasi désert, mais trois personnes étaient assises deux rangs derrière Andi Steiner et son pigeon. Deux hommes, un plutôt âgé, l’autre semblant friser l’âge mûr (mais les apparences peuvent être trompeuses), entouraient une femme d’une beauté renversante. Elle avait des pommettes hautes, des yeux gris, un teint crémeux. La masse de ses cheveux noirs était ramenée en arrière et retenue par un large ruban de velours. D’ordinaire, elle portait un gibus — un vieux haut-de-forme élimé — mais ce jour-là elle l’avait laissé dans son appartement roulant. On ne va pas au cinéma en chapeau claque. Cette femme s’appelait Rose O’Hara, mais pour la famille itinérante avec laquelle elle voyageait, c’était Rose Claque.
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