« D’accord », dit-elle enfin. Et même si elle ne se décidait toujours pas à le regarder, un petit sourire réticent relevait les commissures de ses lèvres. « J’peux pas te mener en bateau, hein ? J’en ai pris une gorgée, juste pour savoir quel goût ça avait. Et tu sais quoi ? Y a pas de quoi fouetter un chat. Ç’avait un goût horrible ! »
À ça, Dan ne répondit pas. S’il lui disait que lui aussi avait trouvé sa première gorgée horrible, que lui aussi avait pensé qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, que ce n’était ni un secret des dieux ni de roi, elle aurait balayé ça d’un revers de la main comme des conneries sentencieuses d’adulte. On ne peut pas faire la morale aux enfants pour les empêcher de grandir. Ni pour leur apprendre comment faire.
« Je voulais pas casser les assiettes, dit-elle d’une petite voix. Vraiment. C’était un accident, comme je lui ai dit. J’étais tellement folle furieuse !
— C’est vrai que t’es assez douée pour ça. » Il se souvenait d’elle debout au-dessus de Rose Claque pendant que Rose cyclait. Est-ce que ça fait mal ? avait demandé Abra à la chose mourante qui ressemblait à une femme (exception faite, bien sûr, de cette terrible dent). J’espère que oui. J’espère que ça fait un mal de chien.
« Tu vas me faire la leçon ? » Et avec un petit chantonnement méprisant: « Je sais que c’est ça qu’ elle veut.
— Je n’ai aucune leçon à faire, mais je pourrais te raconter une histoire que ma mère m’a racontée. À propos de ton arrière-grand-père côté Torrance. Tu veux l’entendre ? »
Abra haussa les épaules. Vas-y, qu’on soit débarrassé , disait ce haussement.
« Din Torrance n’était pas aide-soignant comme moi, mais presque. Il était infirmier. Il marchait avec une canne à la fin de sa vie parce qu’un accident de voiture l’avait laissé infirme d’une jambe. Et un soir, à la table du dîner, il a retourné cette canne contre sa femme. Sans raison: il s’est juste mis à la rouer de coups. Il lui a cassé le nez et ouvert le cuir chevelu. Quand elle est tombée de sa chaise, il s’est levé et il s’est vraiment acharné sur elle. D’après ce que mon père a raconté à ma mère, il l’aurait battue à mort si Brett et Mike, mes oncles, ne l’avaient pas ceinturé. Quand le médecin est arrivé, ton arrière-grand-père était agenouillé près d’elle avec sa trousse d’infirmier, faisant ce qu’il pouvait pour la soigner. Il a dit qu’elle était tombée dans les escaliers. Sa femme — la Momo que tu n’as jamais connue, Abra — a appuyé ses dires. Leurs enfants aussi.
— Pourquoi ? souffla-t-elle.
— Parce qu’ils avaient peur. Plus tard — longtemps après la mort de Din —, ton grand-père Jack m’a cassé le bras. Ensuite, à l’Overlook — qui se dressait là où se dresse aujourd’hui le Toit du Monde —, ton grand-père a battu presque à mort ma mère. Avec un maillet de roque, pas une canne, mais au final, c’était la répétition du même.
— Je pige.
— Des années plus tard, dans un bar de St-Petersburg…
— Arrête ! J’ai dit que j’ai pigé . » Elle tremblait.
« … j’ai frappé un type avec une queue de billard jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Tout ça parce qu’il avait ri quand j’avais raclé le tapis. Après ça, le fils de Jack et le petit-fils de Din a passé trente jours en combinaison orange à ramasser les ordures le long de la nationale 41. »
Elle se détourna, se mettant à pleurer. « Merci, oncle Dan. Merci d’avoir gâché… »
Une image emplit la tête de Dan, oblitérant momentanément la vue de la rivière: un gâteau d’anniversaire calciné et fumant. En d’autres circonstances, l’image aurait pu être drôle. Pas là.
Il la prit gentiment par les épaules et la retourna vers lui. « Il n’y a rien à piger. Aucune leçon. C’est rien qu’une histoire de famille. Pour reprendre les mots de l’immortel Elvis Presley, c’est ton bébé, tu le berces.
— Je comprends pas.
— Un jour, tu écriras peut-être de la poésie, comme Concetta. Ou, avec ton esprit, tu pousseras quelqu’un d’autre d’un point élevé pour le faire tomber.
— Non, je ferai jamais ça… mais Rose le méritait. » Abra leva son visage baigné de larmes vers lui.
« Rien à redire à ça.
— Alors, pourquoi est-ce que j’en rêve ? Pourquoi est-ce que je regrette de l’avoir fait ? Elle nous aurait tués tous les deux , alors pourquoi est-ce que je regrette de l’avoir fait ?
— Est-ce le meurtre que tu regrettes ou la joie du meurtre ? »
Abra baissa la tête. Dan aurait voulu la prendre dans ses bras, mais il ne le fit pas.
« Ni leçon ni morale. Juste la voix du sang. Les pulsions idiotes des gens réveillés. Et tu es arrivée à un âge de la vie où tu es complètement réveillée. C’est dur pour toi. Je le sais. C’est dur pour tout le monde, mais la plupart des adolescents n’ont pas tes capacités. Tes armes.
— Que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Des fois, je sens monter une de ces colères… pas juste contre elle , mais contre des profs… contre des élèves au bahut qui se prennent pas pour de la merde… ceux qui se moquent si t’es pas bon en sport ou que tu portes pas les bons vêtements… »
Dan songea au conseil que Casey Kingsley lui avait un jour donné: « Va à la décharge.
— Quoi ? » Elle le regarda avec des yeux ronds.
Il lui envoya une image: Abra usant de ses talents extraordinaires — qui, incroyable mais vrai, n’avaient pas encore atteint leur apogée — pour renverser des réfrigérateurs abandonnés, exploser des postes de télé HS, fracasser des machines à laver. Des meutes de mouettes alarmées s’envolaient.
Maintenant, Abra ne le regardait plus avec des yeux ronds, elle lui boxait l’épaule en gloussant. « T’es sûr que ça aide ?
— Mieux vaut la décharge que les assiettes de ta mère. »
Elle inclina la tête et le fixa avec des yeux rieurs. Ils étaient amis de nouveau et c’était bon. « Mais si t’avais vu ces assiettes… ce qu’elles étaient laiii-des .
— Tu essaieras ?
— Oui. » Et à voir sa tête, elle avait hâte.
« Encore une chose. »
Elle redevint grave, attendant la suite.
« Ça ne veut pas dire que tu dois te laisser marcher sur les pieds par qui que ce soit.
— Ah, tant mieux.
— Oui. Rappelle-toi juste à quel point ta colère peut être dangereuse. Garde-la… »
Son portable sonna.
« Je crois que tu devrais répondre. »
Il leva les sourcils. « Tu sais qui c’est ?
— Non, mais je crois que c’est important. »
Dan sortit le téléphone de sa poche et lut le nom du contact: MAISON RIVINGTON.
« Allô ?
— Danny ? C’est Claudette Alberson. Tu peux venir ? »
Il passa mentalement en revue les hôtes de la Maison. « Amanda Ricker ? ou Jeff Kellogg ? »
Ce n’était ni l’un ni l’autre.
« Si tu peux venir, fais vite, dit Claudette. Tant qu’il est encore conscient. » Elle hésita. « Il te demande.
— J’arrive. » Mais si c’est aussi grave que tu le dis, il risque d’être déjà parti quand j’arriverai. Dan coupa la communication. « Il faut que j’y aille, ma puce.
— Même si c’est pas ton ami. Même si tu l’aimes même pas. » Abra était pensive.
« Eh oui, même si.
— Comment il s’appelle ? J’ai pas capté son nom. »
( Fred Carling )
Puis il la prit dans ses bras et la serra, fort-fort-fort. Abra en fit de même.
« J’essaierai, dit-elle. J’essaierai vraiment.
Читать дальше