Gordon aujourd’hui s’était attendu à tuer, à tuer et à se faire tuer. À présent, il était heureux d’en avoir été détourné. Ces brutes l’avaient traité de froussard, avaient menacé de le tirer comme un lapin et laissé sans la moindre chance d’échapper à la mort. Mais il jouissait à présent du rare privilège de les appeler ses compatriotes, sans qu’ils dussent jamais être au courant, et de leur accorder généreusement le choix de vivre leur vie comme ils l’entendaient.
Puis il se laissa glisser dans le sommeil et accueillit en lui le reflux d’un certain optimisme, même si ce sentiment était, en la circonstance, un stupide anachronisme. Il s’endormit, drapé dans le duvet réconfortant de son sens de l’honneur, et passa le restant de la nuit à rêver de mondes parallèles.
La neige et la cendre couvraient les branches brisées d’un très vieil arbre à l’écorce calcinée. Il n’était pas mort, du moins pas tout à fait, pas encore. Çà et là, de minuscules pointes de vert luttaient pour émerger à l’air libre, mais elles s’y prenaient mal. La fin n’était pas loin.
Une ombre s’élargit au-dessus des congères et un être vivant s’y posa, une créature des airs, vieille, blessée, aussi près de mourir que son compagnon végétal.
Les ailes pendantes, elle entreprit péniblement de se construire un nid, un lieu où attendre sa fin. Branche après branche, elle rassembla le bois mort, épars sur le sol, en fit un tas de plus en plus haut. C’était évident : il ne s’agissait pas d’un nid.
C’était un bûcher.
L’oiseau mourant et qui perdait abondamment son sang s’installa au sommet de son édifice et entonna le plus doux chant qu’on eût jamais entendu. Un éclat rougeoya et grandit dans l’enchevêtrement des branches, noya bientôt la bête dans un halo de pourpre incandescent. Des flammes bleues s’élancèrent vers les nues.
Et l’arbre parut répondre. Il ploya vers la chaleur ses ramures déchiquetées et chenues, tel un vieillard tendant ses mains au feu. La neige qui les recouvrait frémit et fondit, les taches de vert s’élargirent et répandirent dans l’air un parfum de renouveau.
Ce n’était pas la résurrection de la créature du bûcher. Non, et même, dans son sommeil, Gordon en fut surpris. Le grand oiseau s’était entièrement consumé ; il n’en restait qu’un petit tas d’os grisâtres.
Mais l’arbre était en fleur, et de ses branches naissaient des objets vagues, qui se déployaient et partaient à la dérive.
Gordon, émerveillé, les suivait du regard lorsqu’il s’aperçut que c’étaient des ballons, des avions, des fusées. Des rêves.
Ils se dispersèrent dans toutes les directions et le ciel fut soudain tout rempli d’espoir.
Délaissant momentanément la poursuite d’improbables geais bleus, l’un de leurs grands cousins du Canada se laissa choir avec un bruit sourd sur le capot de la jeep. Il poussa deux cris, l’un pour affirmer ses droits territoriaux, l’autre simplement pour le plaisir, puis il commença de fouiller du bec l’épaisse couche de détritus qui s’était accumulée sur le véhicule.
Gordon se réveilla au bruit des coups irrégulièrement frappés non loin de lui. Il leva les yeux encore embués de sommeil et découvrit en gros plan, à travers la vitre maculée de poussière, la masse grise de l’oiseau. Le pare-brise, le volant, l’odeur de papier et de métal, tout cela lui parut être le prolongement d’un rêve. Le rêve le plus frappant qu’il eût fait depuis bien des nuits, une vision des jours enfuis, celle d’un monde qu’il avait connu avant-guerre. Il se redressa et resta un moment assis, légèrement étourdi, passant au crible ses sensations tandis que les images du songe s’effilochaient et dérivaient hors de sa portée.
Puis il se frotta les yeux et entreprit de faire le point sur sa situation.
S’il n’avait pas laissé derrière lui une piste digne d’un éléphant, il avait toutes les raisons de se croire en sécurité. Que le whisky fût resté intact seize années durant signifiait à l’évidence que ses agresseurs n’étaient pas des chasseurs acharnés. Ils avaient leurs petites habitudes, leurs trouées préférées pour poser leurs lacets, et ils ne s’étaient jamais donné la peine d’explorer à fond le coin de montagne où ils avaient établi leur repaire.
Gordon se sentait la tête un peu lourde. La guerre avait éclaté alors qu’âgé de dix-huit ans il entamait sa seconde année d’université ; depuis, les circonstances de la vie ne lui avaient pas fourni tellement d’occasions pour apprendre à tenir l’alcool. Venues par-dessus l’étourdissante série de chocs émotionnels et de réactions nerveuses de la veille, ces quatre gorgées de whisky se traduisaient ce matin par l’impression désagréable d’avoir la bouche remplie de coton hydrophile et par un picotement pénible dans les yeux.
Il regrettait plus que jamais la perte de ces petits riens qui lui avaient permis d’introduire un confort relatif dans son existence de voyageur. Plus de thé pour commencer la journée. Plus de gant de toilette humide à se passer sur le visage. Plus de viande séchée à mâchonner en guise de petit déjeuner. Plus de brosse à dents.
Gordon s’efforça néanmoins de prendre les choses avec philosophie. Après tout, n’était-il pas toujours en vie ? Mais il ne pouvait se débarrasser de l’impression tenace que viendrait un moment où chacun des objets qui lui avaient été dérobés lui apparaîtrait comme « celui dont il ne pouvait se passer à aucun prix ».
Avec un peu de chance, le compteur Geiger ne ferait pas partie de cette catégorie. La radioactivité avait joué un rôle déterminant dans la décision qu’il avait prise de quitter le Dakota et d’orienter désormais ses pas vers l’ouest. Il en avait eu vite assez, dans ses pérégrinations, d’être toujours l’esclave de son précieux compteur, et de vivre dans la crainte qu’il ne tombât en panne ou ne lui fût volé. Des rumeurs prétendaient que les retombées les plus nocives avaient épargné la côte ouest ; en revanche celle-ci était sujette aux épidémies – toujours d’après les rumeurs – qui ravageaient le continent asiatique et que lui apportaient les vents du Pacifique.
C’était tout à fait caractéristique de cette drôle de guerre. Inconsistante, chaotique, elle avait pris fin bien avant qu’on en arrivât à cette conflagration planétaire que tout un chacun prévoyait. Les choses n’avaient pas tardé à prendre l’allure d’une rapide succession de catastrophes sur une échelle restreinte. Et le fait est que chacun des désastres qui survenaient, pris isolément, n’aurait vraisemblablement pas mis en péril la survie de l’humanité.
La « guerre scientifique » qui s’était tout d’abord déroulée sur mer et dans l’espace n’aurait rien eu de terrible si elle s’était limitée à ces seuls terrains et si elle n’avait pas débordé sur les cinq continents.
Nulle part au monde les maladies ne s’étaient répandues avec la même ampleur que dans l’hémisphère oriental où les chefs ennemis avaient perdu le contrôle de leur armement, tombé aux mains des masses. Ces épidémies auraient du reste fait peu de victimes en Amérique si les zones touchées par les retombées n’avaient vomi des torrents de réfugiés qui avaient balayé en un éclair le fragile édifice des services médicaux.
De même, la famine aurait peut-être été maîtrisée si les communautés paniquées n’avaient bloqué le rail et la route pour tenter de faire obstacle à la progression des germes.
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