« C’est lui qui détermine les orbites atomiques, la chute des météorites, la rotation des planètes, les phases des soleils. Tout est pris dans le cycle inexorable du temps. En fait, rien n’existerait si le temps, sous-jacent à la vie, ne réglait les schémas de tous les mouvements.
« C’est le temps qui décide qu’un événement existera dans le futur.
« Heureusement, on peut arriver à découvrir comment ce futur est déterminé. Le temps a ce que l’on pourrait appeler des pistes latérales – une espèce de contrepoint harmonique. Jusqu’à vingt-quatre heures dans l’avenir, nous sommes en mesure de lire directement ce que le temps va produire. Les mathématiciens devinent cela quand ils calculent la trajectoire et la position d’un objet. Mais cette lecture peut être faite directement.
Il prit un boîtier dans un placard. C’était l’un des chronoviseurs qu’il avait apportés à bord. Il me montra le bouton de réglage et me demanda de pointer l’instrument sur la porte.
Je ne sais pas ce que je m’étais attendu à voir. L’instrument se maniait facilement, comme une petite caméra. Je me dis qu’il valait mieux se plier à son caprice et je fis quelques réglages au hasard. Dans le viseur, l’image était médiocre, verdâtre. Cela ressemblait plus à un mauvais cliché sorti d’une machine à imprimer et composé point par point qu’à une véritable photo. Néanmoins, je discernais le seuil.
Je tripotai à nouveau le gros bouton de réglage, ne m’attendant qu’à voir d’autres points apparaître. Il me sembla distinguer une forme. Elle paraissait sortir de la pièce. Je levai les yeux de l’instrument. Il n’y avait personne. Je tournai à nouveau le bouton, regardai, et je revis la même forme.
En se concentrant et en plissant les yeux, on pouvait se dire que cette image ressemblait terriblement à moi, vu de dos ! Oui, maintenant que mon regard s’accoutumait, il n’y avait pas de doute : c’était bien moi et j’avais l’air abattu, effondré ! Cela me mit en colère. Non, je ne quitterais pas cette chambre dans cet état ! Je tendis le viseur à Heller.
Il consulta le cadran.
— Six minutes et vingt-quatre secondes dans le futur. Qu’avez-vous vu ?
Je n’avais pas l’intention de lui dire quoi que ce fût. Je haussai les épaules. Mais j’étais furieux.
— C’est nécessaire pour piloter un vaisseau à des vitesses aussi élevées. Ainsi, vous savez si vous allez heurter quelque chose, et vous pouvez corriger votre course. La vie peut modifier les choses.
Je ne quitterais pas cette chambre.
— Rien de tout ça ne vous excuse d’avoir poussé ces moteurs à fond pour que nous soyons obligés d’attendre douze heures de plus avant de pouvoir nous poser !
— Ah, oui, fit Heller, se souvenant tout à coup de ce dont nous étions censés parler. Les moteurs Y avait-Y aura…
« Bon. Au centre de n’importe quel système Y avait-Y aura, il y a un moteur ordinaire à distorsion qui fournit l’énergie et influence l’espace. Il y a aussi un senseur, qui ressemble beaucoup au viseur temporel, mais en beaucoup plus gros. Il lit dans le temps et détecte les points où se trouvera une masse. Le moteur produit alors une masse synthétique que le temps perçoit comme étant aussi importante que la moitié d’une planète. Le moteur ordinaire, alors, pousse cette masse apparente contre le temps lui-même. Mais, selon le schéma temporel, cette masse, apparemment ÉNORME, ne devrait pas se trouver là. Le temps la rejette. Et c’est ce rejet qui donne la poussée. Mais, bien sûr, la poussée est bien trop forte puisque la masse est synthétique. Ce qui fait que la base du moteur est littéralement lancée à travers l’espace.
« Vous devez percevoir une légère instabilité. Le vaisseau a tendance à tressauter. C’est parce que le système fonctionne de manière intermittente. Dès que le moteur est lancé, il adresse un autre message faux dans le temps, et il est donc relancé.
« Malheureusement, sur un bâtiment aussi léger, dont la masse est réduite, le cycle ne fait que se développer. Les senseurs lisent la nouvelle donnée temporelle, la masse synthétique est une fois encore poussée sur le temps, le temps la rejette. “Y aura”, dit le synthétiseur de masse. Mais le temps insiste “Y avait”. Et ainsi de suite. Et la vitesse augmente simplement vers l’infini. Il n’existe aucun effet de friction en dehors du sillage énergétique, aucun travail physique, ce qui fait qu’il n’y a aucun gaspillage de carburant.
« Le vaisseau va dans la direction opposée à l’orientation du moteur central du convertisseur Y avait-Y aura. On manœuvre donc en réglant la direction du petit moteur à distorsion.
« Quand vous vous déplacez plus vite, bien plus vite que la lumière, l’image d’un obstacle éventuel ne peut pas vous parvenir avant que vous l’atteigniez et il faut donc piloter le vaisseau en décelant les collisions futures possibles. Avec le viseur temporel, vous voyez la collision avec telle ou telle masse astrale située dans le futur. Vous modifiez votre trajectoire dans le présent et la collision n’a pas lieu. Oui, vraiment, la vie peut contrôler ces choses.
« Les vaisseaux de guerre disposent de gros viseurs temporels réglés sur leur vitesse. Mais celui que nous avons à bord est manuel et il faut le régler.
Avec un bruit sourd, l’écran s’éteignit. Effrayé, je dis à Heller :
— Vous devriez blinder ces moteurs de façon qu’ils ne puissent pulvériser toute leur énergie dans le vaisseau !
— Oh, non ! ces étincelles ne viennent pas de la chambre des machines. Nous nous déplaçons à une vitesse telle que nous interceptons des photons en trop grand nombre : toutes ces particules de lumière qui viennent des étoiles. Et nous traversons également des champs de force gravifiques qu’on ne pourrait déceler d’ordinaire mais, à cette vitesse, ils nous transforment en une espèce de moteur électrique. Nous allons en fait trop vite pour pouvoir utiliser ou évacuer ces charges.
— Mais vous deviez revoir tout ça !
Là, je le tenais.
Il se contenta de hausser les épaules. Puis un sourire se dessina sur son visage :
— Vous en voulez un aperçu ?
Avant que j’aie pu protester, il avait appuyé sur les touches de son clavier et transformé les parois en un immense écran.
Je me retrouvai soudain perché sur un fauteuil qui n’était plus rattaché qu’à un fragment de sol transformé en plate-forme.
J’étais en plein espace.
Je faillis m’évanouir.
J’avais vu des bateaux de course lancés sur la surface d’un lac, laissant d’énormes sillages d’écume et des vagues violentes. Imaginez cela en trois dimensions et de couleur… glauque [2] « Glauque » est la définition de couleur la plus proche pour notre « jaune-vert », que j’aie pu trouver dans les langues terrestres puisqu’elles n’ont encore aucun vocabulaire pour des phénomènes hyperluminiques. – Le traducteur.
, et vous saurez ce que je voyais en cet instant.
Terrifiant !
Le trop-plein d’énergie jaillissait de part et d’autre du vaisseau en torsades et en tourbillons hallucinants !
Et derrière nous, à plus de deux cents kilomètres de distance peut-être, les particules torturées bouillonnaient encore !
— Mes Dieux ! hurlai-je. C’est donc comme ça que le Remorqueur 2 a sauté !
Heller semblait plongé dans la contemplation admirative des Enfers qui se déchaînaient autour de nous et il lui fallut un moment pour prendre conscience que j’avais parlé.
— Oh, non… Je ne crois pas que ce soit pour ça que le vaisseau a explosé. Ça se pourrait, mais c’est très improbable.
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