Tout était fini, à part le feu d’artifice.
Holden tendit le bras, prit la main de Naomi et la serra quand l’astéroïde entra dans l’orbite de Vénus et parut s’arrêter. Le Terrien eut l’impression qu’il sentait toute l’espèce humaine retenir son souffle. Personne ne savait ce qu’Éros, ou plutôt Julie , allait faire. Personne n’avait parlé à Miller après Holden, et l’ex-inspecteur ne répondait pas aux appels envoyés sur son terminal. Personne ne pouvait dire avec exactitude ce qui s’était passé sur l’astéroïde.
La fin arriva, et ce fut très beau.
En orbite autour de Vénus, Éros tomba en morceaux comme une boîte de puzzle renversée. L’astéroïde éclata en une douzaine de parties distinctes qui s’égrenèrent à la façon d’un long collier autour de l’équateur. Puis chacun de ces fragments se scinda en une douzaine d’autres, et ces derniers reproduisirent le même phénomène pour former un saupoudrage brillant de particules qui se propagea à toute la surface de la planète avant de disparaître dans l’épaisse couche nuageuse qui cachait généralement la surface de Vénus à la vue.
— La vache ! marmonna Amos, d’un ton presque révérencieux.
— C’était magnifique, estima Naomi. Légèrement troublant, mais magnifique.
— Ils ne vont pas rester là éternellement, dit Holden.
Alex but ce qui restait de tequila au fond de sa tasse et se resservit.
— Que voulez-vous dire, chef ?
— Bah, ce n’est qu’une supposition. Mais je doute que les choses qui ont créé la protomolécule voulaient simplement qu’elle soit stockée ici. Non, elle faisait partie d’un plan plus global. Nous avons sauvé la Terre, Mars et la Ceinture. La question est : Et maintenant ?
— Chef, là vous gâchez sérieusement mon plaisir, déclara Amos.
Frederick Lucius Johnson. Ancien colonel dans les forces armées de la Terre, Boucher de la station Anderson. De la station Thoth également, désormais. Il avait fait face à sa propre mort une douzaine de fois, avait perdu des amis par la violence, la politique et la trahison. Il avait survécu à quatre tentatives d’assassinat, dont deux seulement figuraient sur un rapport quelconque. Il avait tué un agresseur armé d’un pistolet avec seulement un couteau de table. Il avait donné des ordres qui avaient signé l’arrêt de mort de centaines de personnes, et jamais il n’avait renié ses décisions.
Pourtant un simple discours en public le rendait nerveux à l’extrême. Cela n’avait pas de sens, mais c’était ainsi.
Mesdames et messieurs, nous sommes à un tournant décisif…
— La générale Sebastian sera présente à la réception, lui dit sa secrétaire personnelle. Souvenez-vous de ne pas lui demander de nouvelles de son mari.
— Pourquoi ? Je ne l’ai pas tué, non ?
— Non, monsieur. Mais il a une liaison dont il ne se cache pas, et la générale est assez susceptible sur ce chapitre.
— Il se pourrait donc qu’elle souhaite que je le tue.
— Vous pouvez toujours le lui proposer, monsieur.
La salle de détente était dans les tons rouges et ocre, avec un canapé en cuir noir, un mur recouvert par un miroir et une table dressée avec des fraises de culture hydroponique et de l’eau potable soigneusement minéralisée. La directrice de la sécurité de Cérès, une femme aux traits durs répondant au nom de Shaddid, l’avait escorté du quai au centre de conférences, trois heures plus tôt. Depuis elle faisait les cent pas – ou plutôt, trois pas dans un sens, demi-tour et trois pas dans l’autre – comme le capitaine d’un ancien navire sur le pont arrière de son bâtiment.
Partout ailleurs dans la station, des représentants des factions autrefois opposées occupaient des salles distinctes, avec leurs propres secrétaires. La plupart d’entre eux détestaient Fred, ce qui ne lui posait pas de problème particulier, car la plupart le redoutaient tout autant. Non pas à cause de son rang dans l’APE, bien sûr. À cause de la protomolécule.
Le fossé politique entre la Terre et Mars serait probablement impossible à combler. Les forces terriennes loyales à Protogène avaient manigancé une trahison trop grave pour que des excuses soient acceptées, et il y avait eu trop de victimes de part et d’autre pour que la paix à venir restaure les rapports d’antan entre les deux camps. Au sein de l’APE, les naïfs estimaient que c’était là une bonne chose, une occasion de jouer sur les deux tableaux. Fred n’était pas dupe. À moins que les trois forces en présence – la Terre, Mars et la Ceinture – conviennent d’une paix réelle, elles retomberaient inévitablement dans un conflit réel.
Si seulement la Terre ou Mars considérait la Ceinture comme un peu plus qu’une nuisance à écraser une fois que leur véritable ennemi aurait été humilié… mais à la vérité, les sentiments anti-martiens sur Terre étaient plus virulents maintenant que pendant le conflit, et les élections martiennes n’étaient distantes que de quatre mois. Un changement significatif dans l’orientation politique de cette planète pouvait apaiser les tensions, ou au contraire dégrader considérablement la situation. Les deux camps devaient se projeter dans l’avenir.
Fred fit halte devant un miroir, arrangea sa tunique pour la centième fois, et grimaça.
— Quand me suis-je transformé en un foutu conseiller matrimonial ? dit-il.
— Parlons-nous toujours de la générale Sebastian, monsieur ?
— Non. Oubliez ce que je viens de dire. Qu’ai-je d’autre à savoir absolument ?
— Il est possible que les Bleus de Mars tentent de perturber l’exposé. Par un peu de chahut et des pancartes, pas avec des armes. Le capitaine Shaddid a placé en garde à vue un certain nombre de Bleus, mais quelques-uns peuvent avoir échappé à cette mesure préventive.
— C’est noté.
— Vous avez des interviews programmées avec deux chaînes locales et une agence de presse basée sur Europe. Le journaliste d’Europe risque de vous poser des questions sur la station Anderson.
— Très bien. Du nouveau en provenance de Vénus ?
— Il se passe quelque chose là-bas, monsieur, dit sa secrétaire.
— Ce n’est pas mort, alors.
— Apparemment non, monsieur.
— Magnifique, lâcha-t-il d’un ton acide.
Mesdames et messieurs, nous sommes à un tournant décisif. D’un côté nous avons cette menace très réelle d’une annihilation mutuelle, et de l’autre…
Et de l’autre, il y a le croque-mitaine sur Vénus qui s’apprête à ramper hors de son trou pour venir vous massacrer tous dans votre sommeil. J’en possède un échantillon vivant, lequel constitue notre meilleur si ce n’est notre unique espoir de deviner ce que sont ses intentions et son potentiel. J’ai mis cet échantillon en lieu sûr, afin que vous ne puissiez pas me le prendre par la force. C’est la seule raison pour laquelle vous m’écoutez. Alors, que diriez-vous de me montrer un peu de respect ?
Le terminal de sa secrétaire tinta, et elle en consulta brièvement l’écran.
— C’est le capitaine Holden, monsieur.
— Il faut vraiment que je le voie ?
— Ce serait mieux s’il avait l’impression d’être parti prenante dans l’effort général, monsieur. Par le passé, il a déjà fait des communiqués de presse…
— D’accord, faites-le venir.
Les semaines écoulées après que la station Éros se fut désintégrée dans les nuées épaisses entourant Vénus avaient été bonnes pour Holden, mais les périodes prolongées passées à plusieurs g comme celle qu’avait endurée le Rossinante à la poursuite d’Éros n’étaient pas sans effet à longue échéance. Les vaisseaux minuscules éclatés dans sa cornée avaient guéri. La douleur consécutive à la compression avait disparu de ses yeux et de sa nuque. Seule une légère hésitation dans sa façon de marcher trahissait des articulations encore très sensibles, des cartilages toujours sur la voie de retrouver leur forme initiale. On appelait ces séquelles la “démarche de l’accélération”, à l’époque où Fred avait été un autre homme.
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