— Excellent ! Voilà un microbe utile.
Ainsi, Sax l’obligeait à prêter attention au moment présent, mais le prix était lourd : Nirgal se retrouvait épuisé à midi quand l’école était finie, et il était bien difficile de faire quoi que ce soit durant l’après-midi. Et puis, on lui demanda de fournir encore un peu plus de moelle à Simon, qui était alité à l’hôpital, muet, gêné, avec un regard d’excuse quand Nirgal arrivait. Et Nirgal luttait pour garder le sourire, pour poser les doigts sur l’avant-bras de bambou de Simon.
— Tout ira bien, lui disait-il avec une conviction joyeuse avant de s’allonger.
Mais chez Simon, quelque chose se passait mal. Il était trop faible, ou trop paresseux, ou alors il avait envie de mourir. Nirgal ne trouvait aucune autre explication. On plantait l’aiguille dans le bras de Nirgal et il s’engourdissait. Ensuite, il recevait les intraveineuses dans sa main, et sa main aussi devenait de bois. Il se laissait aller en arrière, devenait une simple partie du mobilier de la chambre, s’efforçant même d’être encore plus engourdi, insensible. Mais une part de lui sentait la longue aiguille qui pompait la moelle dans son humérus. Il n’éprouvait aucune douleur, aucune sensation réelle, simplement une pression dans l’os. Après, la pression se relâchait et il savait alors que l’aiguille avait pénétré dans la partie tendre : le canal médullaire.
Mais, cette fois, le processus ne fut d’aucun secours. Simon n’aidait en rien : il demeurait en permanence à l’hôpital. Nirgal lui rendait visite de temps en temps et ils jouaient à des jeux météo sur l’écran de Simon, tapant sur les boutons qui lançaient les dés, s’exclamant ensemble quand un double 1 ou un 12 les surprenait dans tel ou tel quadrant de Mars avec un changement brutal de climat. Au début, Simon riait tout doucement. Désormais, il se contentait de sourire.
Le bras de Nirgal le faisait souffrir, et il dormait mal. Il s’agitait et se réveillait souvent, baigné de sueur, effrayé sans raison. Et puis, une nuit, Hiroko le réveilla et le conduisit à l’hôpital. À peine conscient, il s’appuyait contre elle. Elle était aussi impassible qu’à l’accoutumée, mais elle lui serrait les épaules avec une force qu’il ne lui connaissait pas. Quand ils passèrent devant Ann, assise dans la salle d’attente, Nirgal se demanda, en voyant ses épaules voûtées, pourquoi Hiroko se trouvait là en pleine nuit, et ce fut la crainte qui l’éveilla réellement.
La chambre était trop illuminée et les angles étaient cruellement accentués comme si chaque meuble était sur le point d’éclater. Simon avait la peau blême et cireuse. Sa tête reposait au creux de l’oreiller. Il paraissait être vieux de mille ans.
Pourtant, il tourna la tête et vit Nirgal. Ses yeux creusés et sombres cherchèrent les siens avec avidité, comme s’il essayait de se frayer un chemin mental jusqu’à ses pensées. De sauter en lui. Nirgal frissonna et soutint son regard. Et il pensa : Ça ira. Viens, saute en moi. Fais-le, si tu en as envie. Fais-le.
Mais il n’y avait aucun moyen de franchir ce vide entre eux. Ils en avaient tous deux conscience. Et leur tension se relâcha. Un sourire passa sur le visage de Simon, il leva la main dans un effort intense et prit les doigts de Nirgal. Maintenant, ses yeux semblaient osciller et son expression était différente, comme s’il cherchait des mots qui pourraient aider Nirgal dans les années à venir, qui lui permettraient de triompher de tout ce que lui, Simon, avait appris.
Mais cela aussi était impossible. Et une deuxième fois, ils le comprirent l’un et l’autre. Simon devait laisser Nirgal à son destin, quel qu’il soit. Il n’avait aucun moyen de l’aider.
— Sois bon, souffla-t-il enfin, et Hiroko raccompagna Nirgal hors de la chambre.
Elle le reconduisit dans le noir, et ensuite il sombra dans un sommeil profond. Simon mourut durant la nuit.
* * *
C’était le premier décès à Zygote, le premier pour tous les enfants. Mais les adultes savaient ce qu’il fallait faire. Ils se réunirent dans une serre, au milieu des plantations, et formèrent un cercle autour de la longue boîte où l’on avait mis le corps de Simon. On fit circuler une fiole de liqueur de riz et chacun remplit la coupe de son voisin. Ils burent tous ensemble, et les anciens firent le tour de la longue boîte en se tenant par la main avant de s’asseoir autour d’Ann et Peter. Maya et Nadia prirent place à côté d’Ann et lui entourèrent les épaules de leurs bras. Ann semblait abasourdie, et Peter au tréfonds du chagrin. Jürgen et Maya évoquèrent alors diverses anecdotes à propos du légendaire caractère taciturne de Simon.
— Une fois, dit Maya, alors que nous étions dans un patrouilleur, un réservoir d’oxygène a explosé et percé un trou dans le toit de la cabine. Nous étions tous en train de courir dans tous les sens en hurlant. Simon, lui, était sorti. Il a ramassé un caillou qui correspondait exactement au diamètre du trou, il est remonté et il a obturé la fuite. Plus tard, on a continué à bavarder à tort et à travers comme des fous, tout en essayant de fabriquer un vrai bouchon, et c’est alors seulement qu’on a réalisé que Simon n’avait toujours pas dit un mot. Alors, on s’est tous arrêtés en même temps, on l’a regardé, et il a dit : « C’était moins une, hein ? »
Ils rirent. Vlad ajouta :
— Vous vous rappelez ces prix bidons qu’on a décernés à Underhill ? Simon avait reçu celui de la meilleure vidéo. Alors, il est monté sur le podium et il a dit : « Merci. » Puis, au moment de retourner à sa place, il a rebroussé chemin, il a repris le micro et il a ajouté : « Merci infiniment ! »
Même Ann faillit rire à ce souvenir. Puis elle se leva et les précéda au-dehors. Les anciens portèrent la boîte jusqu’à la plage, et tous les autres suivirent. Il se mit à neiger quand ils sortirent son corps pour l’ensevelir dans le sable, juste à la limite des plus hautes vagues. Ils pyrogravèrent le nom de Simon sur le couvercle de la boîte avec le fer à souder de Nadia, avant de le planter dans la première dune. Désormais, Simon ferait partie intégrante du cycle du carbone, il nourrirait les bactéries, les crabes, les mouettes et les chevaliers des sables, et irait lentement se fondre dans la biomasse qui s’étendait sous le dôme. C’était ainsi qu’ils avaient décidé d’inhumer leurs morts. Une chose était certaine : c’était réconfortant d’être ainsi essaimé dans le monde, dispersé. De terminer en un tout…
Ils retournèrent lentement au village, en soufflant dans leurs mains, échangeant quelques propos à voix basse. Nirgal, complètement perdu, marchait entre Vlad et Ursula, dans le vague espoir de quelque réconfort. Ursula était triste et Vlad faisait ce qu’il pouvait pour la réconforter.
— Il a vécu plus de cent ans, lui dit-il. On ne peut pas dire que sa mort ait été prématurée, parce que ce serait un défi à l’égard de ces malheureux qui meurent encore à cinquante ans, à vingt ans ou moins…
— C’était pourtant prématuré, insista Ursula. Avec le traitement, qui peut savoir ?… Il aurait peut-être pu vivre encore mille ans.
— Ça, je n’en suis pas certain. J’ai l’impression que les traitements, en fait, n’affectent pas toutes les parties de notre corps. Et avec toutes les radiations que nous avons encaissées, il se pourrait bien que nous ayons plus de problèmes que nous le pensions.
— Peut-être. Mais si nous avions été à Acheron, avec toute l’équipe, avec un bioréacteur et tout le dispositif, je parie qu’on aurait pu le sauver. Et qui peut dire combien d’années il aurait pu vivre encore ? Moi, j’appelle ça une mort prématurée.
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