Sax se sentait lui-même un peu malade. En un quart d’heure à peine, Michel avait fait plusieurs fois le tour du mal inhérent à la nature humaine, et les hommes de la Terre avaient encore bien des comptes à rendre. Sur Mars, ils étaient différents. Il y avait pourtant des tortionnaires à Kasei Vallis, il était bien placé pour le savoir. Mais c’étaient des colons venus de la Terre. Malade. Oui, il se sentait malade. Les jeunes indigènes n’étaient pas comme ça, hein ? Un Martien qui tapait sur une femme ou molestait un enfant serait frappé d’ostracisme, écorché vif, peut-être même lynché, il perdrait sa maison, il serait exilé dans les astéroïdes et on ne le laisserait jamais revenir, n’est-ce pas ?
C’était une voie à explorer.
Puis ses pensées revinrent à Ann. À sa façon d’être. À sa dureté. À son obsession pour la science, les pierres. Une sorte de réponse apollinienne, peut-être. Se concentrer sur l’abstrait pour nier son corps, avec toutes ses souffrances. Peut-être.
— Qu’est-ce qui pourrait l’aider, à ton avis ? reprit Sax.
Michel haussa encore une fois les épaules.
— Je me suis posé la question pendant des années. Je pense que Mars l’a aidée. Je pense que Simon et Peter l’ont aidée. Mais ils ont toujours dû garder une certaine distance. Ils n’ont pas changé ce refus fondamental qui est en elle.
— Mais elle… elle aime tout ça, fit Sax en englobant la caldeira dans un grand geste. Elle l’aime vraiment. Elle n’est pas que négation, reprit-il en réfléchissant à l’analyse de Michel. Il y a du « oui » en elle aussi. Un amour de Mars.
— Tu ne trouves pas qu’aimer les pierres et pas les gens est une sorte de… déséquilibre ? De décalage ? Ann est une tête, tu sais…
— Je sais.
— Et elle a beaucoup fait. Mais elle n’a pas l’air satisfaite.
— Elle n’aime pas ce qui est en train d’arriver à son monde.
— Non. Mais est-ce que c’est vraiment ce qui lui déplaît ? Ou qui lui déplaît le plus ? Je n’en suis pas si sûr. Ça me paraît décalé, encore une fois. Un mélange d’amour et de haine.
Sax secoua la tête, sidéré. Comment Michel pouvait-il prendre la psychologie pour une sorte de science quand elle consistait, la plupart du temps, à opérer des rapprochements ? À voir l’esprit comme une machine à vapeur, l’analogie mécanique qui s’imposait lors de la naissance de la psychologie moderne. Les gens s’étaient toujours ingéniés à comparer l’esprit à autre chose : Descartes à une horloge, les premiers victoriens aux bouleversements géologiques, l’homme du XX esiècle à l’ordinateur ou à un hologramme, celui du XXI esiècle aux IA… et les freudiens orthodoxes à la machine à vapeur. La phase de chauffage, la montée en pression, le transfert de pression, la libération, tout cela transféré dans le refoulement, la sublimation, le retour du refoulé. Sax trouvait insensé qu’on puisse prendre la machine à vapeur comme modèle de l’esprit humain. L’esprit était plutôt… à quoi aurait-on bien pu comparer l’esprit humain ? À une écologie, à un fellfield ou à une jungle, peuplée par toutes sortes de bêtes étranges. Ou à un univers, plein d’étoiles, de quasars et de trous noirs. Bon, c’était peut-être un peu grandiose. En fait, c’était plutôt un ensemble complexe de synapses et d’axones, de jaillissements d’énergie chimique, comme un orage dans l’atmosphère. Une tempête dans le ciel. Le temps, voilà : les perturbations, les orages psychologiques, les zones de haute et de basse pression, les tourbillons – les jet-streams des désirs biologiques, puissants, changeants, tournant sans cesse… la vie dans le vent. Enfin… une sorte de conglomérat hasardeux. En réalité, on ne comprenait pas grand-chose à l’esprit.
— À quoi penses-tu ? lui demanda Michel.
— Il y a des moments où je me fais du souci, admit Sax. Je m’interroge sur les fondements théoriques de tes diagnostics.
— Ils sont très bien étayés empiriquement. Ils sont très précis, très exacts.
— À la fois précis et exacts ?
— Bah, c’est la même chose, non ?
— Non. En termes de mesure, la précision indique à combien on est de la valeur absolue. La précision, c’est la taille de la fenêtre de mesure. Si l’incertitude est de plus cent ou moins cinquante et que la valeur absolue est de cent un, ce n’est pas très précis, mais c’est tout à fait exact. Il arrive souvent, bien sûr, qu’on ne puisse pas déterminer vraiment la valeur absolue.
Une curieuse expression envahit le visage de Michel.
— Tu es un homme exact, Sax.
— Ce ne sont que des statistiques, répliqua Sax, sur la défensive. La langue permet parfois de dire les choses avec précision.
— Et exactitude.
— Parfois.
Ils scrutèrent du regard le pays de la caldeira.
— Je voudrais l’aider, reprit Sax.
Michel hocha la tête.
— Tu l’as déjà dit. Je t’ai répondu que je n’avais pas la réponse. Pour elle, tu es le terraforming. Pour que tu sois en mesure de l’aider, il faudrait que le terraforming l’aide. Tu ne vois pas comment le terraforming pourrait faire quelque chose pour elle ?
Sax réfléchit un moment.
— Il pourrait lui permettre de sortir. De se promener dehors sans casque, et même sans masque.
— Tu crois que c’est ce qu’elle veut ?
— Je pense que tout le monde en a envie, à un niveau ou à un autre. Au niveau du cervelet. L’animal qui est en nous, tu sais. Ça paraît normal.
— Je ne sais pas si Ann est très en phase avec ses sentiments animaux.
Sax rumina un instant. Tout à coup, le paysage s’obscurcit.
Ils levèrent les yeux. Le soleil était un disque noir entouré d’une faible lueur, peut-être la couronne solaire. Tout autour, des étoiles brillaient.
Soudain, un croissant de feu les obligea à détourner le regard. C’était la couronne. Ce qu’ils venaient de voir était probablement l’exosphère illuminée.
Le paysage plongé dans l’obscurité s’éclaira à nouveau. L’éclipsé artificielle avait pris fin. Mais le soleil était nettement plus petit que quelques instants auparavant. Le vieux bouton de bronze du ciel martien ! On aurait dit un ami revenu les voir. Le monde était plus sombre, toutes les couleurs de la caldeira avaient pris un ton plus soutenu, comme si des nuages invisibles avaient masqué le soleil. Une vision très familière, en fait – la lumière naturelle de Mars retrouvée après vingt-huit ans.
— J’espère qu’Ann a vu ça, fit Sax.
Il éprouva une soudaine sensation de froid, tout en sachant fort bien que la température de l’air n’avait pas eu le temps de baisser. Et puis, il portait un scaphandre. Mais il ferait plus froid. Il songea avec tristesse aux fellfields disséminés sur toute la planète, à quatre ou cinq kilomètres d’altitude, et plus bas, aux latitudes moyennes et supérieures. À la limite du possible, tout un écosystème avait désormais commencé à mourir. Une perte d’ensoleillement de vingt pour cent : c’était pire que n’importe quelle ère glaciaire terrestre ; ça ressemblait plus à l’obscurité consécutive aux grands événements qui avaient éteint toute vie sur Terre : les événements de la fin du Crétacé, de l’Ordovicien et du Dévonien, ou pire, la catastrophe du Permien, à l’issue de laquelle près de quatre-vingt-quinze pour cent des espèces vivantes de l’époque – il y a de cela deux cent cinquante millions d’années – avaient péri. Une rupture d’équilibre, et très peu d’espèces survivaient. Celles qui en réchappaient étaient très fortes. Ou bien elles avaient eu de la chance.
— Je doute que ça lui suffise, nota Michel.
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