— Prédisez-vous une guerre universelle et l’anarchie si l’Empire s’écroule ?
— Évidemment. Je n’aime pas particulièrement l’Empire et les institutions impériales en général, mais je n’ai rien pour les remplacer. Je ne vois pas d’autre solution pour maintenir la paix, et je ne suis pas prêt à laisser faire en attendant de trouver autre chose.
— Vous parlez comme si vous teniez les rênes de la Galaxie. Vous n’êtes pas prêt à laisser faire ? Vous devez trouver autre chose. Qui êtes-vous pour vous exprimer de la sorte ?
— Je parle de manière générale, imagée. Ce n’est pas le sort personnel de Chetter Hummin qui me préoccupe. On pourrait très bien dire que l’Empire tiendra de mon vivant ; il se peut même qu’il montre quelques signes d’amélioration. Le déclin ne suit pas une pente rectiligne. Il pourra s’écouler mille ans avant l’effondrement final, et vous imaginerez sans peine que je serai mort d’ici là, et certainement sans aucun descendant. Pour ce qui est des femmes, je n’ai que des relations occasionnelles, je n’ai pas d’enfants et pas l’intention d’en avoir. Je ne veux pas laisser d’otages au hasard. J’ai consulté votre biographie après votre communication, Seldon. Vous n’avez pas d’enfants non plus.
— J’ai mes parents et deux frères, mais pas d’enfants. » Il eut un faible sourire. « J’ai été, à une époque, très attaché à une femme, mais il semble qu’à ses yeux j’étais plus attaché à mes mathématiques.
— C’était vrai ?
— Ce n’était pas mon impression, mais la sienne. Alors, elle est partie.
— Et vous n’avez eu personne, depuis ?
— Non. La douleur m’a laissé un souvenir trop cuisant.
— Eh bien, dans ce cas, il semblerait que nous pourrions l’un et l’autre attendre de voir venir et laisser le poids de la souffrance aux hommes de demain. Il fut un temps où j’aurais volontiers admis ce raisonnement, mais c’est terminé. Car aujourd’hui, je dispose bel et bien d’un instrument ; je suis maître de mon destin.
— Quel instrument ? demanda Seldon qui connaissait déjà la réponse.
— Vous. »
Et parce qu’il avait su ce qu’allait dire Hummin, Seldon ne perdit pas de temps à se montrer choqué ou surpris. Il se contenta de secouer la tête et répondit : « Vous vous trompez du tout au tout. Je ne suis pas l’instrument qu’il vous faut.
— Pourquoi pas ? »
Seldon soupira. « Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? La psychohistoire n’est pas une science appliquée. La difficulté est d’ordre fondamental. Tout l’espace et le temps de l’univers ne suffiraient pas à résoudre les problèmes nécessaires.
— En êtes-vous certain ?
— Malheureusement, oui.
— Il ne s’agit pas de travailler sur l’ensemble de l’avenir de l’Empire Galactique, vous le savez. Vous n’avez pas besoin de relever en détail les agissements de chaque être humain ou même de chaque planète. Il s’agit simplement de répondre à quelques questions : l’Empire Galactique s’effondrera-t-il, et si oui, à quel moment ? Dans quelles conditions vivra l’humanité par la suite ? Peut-on faire quelque chose pour empêcher l’effondrement ou améliorer les conditions de vie ultérieures ? Ce sont des questions relativement simples, me semble-t-il. »
Seldon hocha la tête et sourit tristement. « L’histoire des mathématiques est remplie de questions simples qui ont les réponses les plus compliquées – ou pas de réponse du tout.
— Ne peut-on rien y faire ? Je vois bien que l’Empire est en train de s’effondrer mais sans être capable de le prouver. Toutes mes conclusions sont subjectives, et je ne peux pas garantir que je ne suis pas dans l’erreur. Parce que la perspective est plutôt dérangeante, les gens aiment mieux ne pas croire mes conclusions subjectives, de sorte que rien ne sera fait pour prévenir ou amortir la Chute. Vous, en revanche, vous pourriez prouver que la Chute est imminente, ou même qu’elle ne l’est pas.
— Mais c’est précisément ce que je suis incapable de faire. Je ne peux pas vous trouver de preuve là où il n’en existe pas. Je ne peux pas rendre opérationnel un système mathématique quand il ne l’est pas. Je ne peux pas vous trouver deux nombres pairs dont la somme donnera un nombre impair, même si vous – ou toute la Galaxie – avez un besoin vital de ce nombre impair.
— Alors, c’est que vous faites partie du processus de déclin. Vous êtes prêt à accepter l’échec.
— Ai-je un autre choix ?
— Vous ne pouvez pas au moins essayer ? Si vains que puissent vous paraître vos efforts, avez-vous autre chose à quoi consacrer votre vie ? Avez-vous quelque autre but plus valable ? Avez-vous un dessein susceptible de mieux vous justifier à vos propres yeux ? »
Seldon cligna rapidement des yeux. « Des millions de mondes. Des milliards de cultures. Des quadrillions d’individus. Des décillions d’inter-relations. Et vous voudriez que je les ramène à un ordre !
— Non, je veux que vous essayiez. Pour l’amour de ces millions de mondes, de ces milliards de cultures et de ces quadrillions d’individus. Pas pour l’Empereur. Pas pour Demerzel. Pour l’humanité.
— J’échouerai.
— Alors notre sort n’en sera pas pire. Allez-vous essayer ? »
Et Seldon, contre sa volonté et sans savoir pourquoi, s’entendit dire : « Je vais essayer. » Désormais, le cours de sa vie était tracé.
Le voyage touchait à sa fin et l’aérotaxi pénétra dans une aire de stationnement bien plus vaste que celle où ils s’étaient arrêtés pour manger. (Seldon se rappela le goût du sandwich et son visage s’assombrit.)
Hummin alla rendre son taxi et revint, glissant sa plaque de crédit dans une pochette contre la doublure intérieure de sa chemise. Il annonça : « Vous êtes ici en parfaite sécurité contre toute entreprise effectuée au grand jour. Nous sommes dans le secteur de Streeling.
— Streeling ?
— D’après le nom du premier homme à avoir ouvert la zone à la colonisation, je suppose. La plupart des secteurs portent des noms d’individus, ce qui signifie que la majorité des noms sont affreux et un bon nombre imprononçables. Toujours est-il que si vous essayez de forcer les autochtones à changer leur nom de Streeling en Strelitzia, Suaverose ou autre terme fleuri, vous aurez une bagarre sur les bras.
— Évidemment, dit Seldon en reniflant, ça ne sent pas précisément la rosée…
— C’est comme ça partout sur Trantor, mais vous vous y ferez.
— Je suis content d’être ici. Non que l’endroit me plaise mais je commençais à en avoir assez de ce siège de taxi. Voyager sur Trantor doit être une horreur. Chez nous, sur Hélicon, on peut se rendre d’un point à un autre par air en bien moins de temps qu’il nous a fallu pour parcourir ici moins de deux mille kilomètres.
— Nous avons des jets, nous aussi.
— Mais dans ce cas…
— J’ai pu nous arranger un voyage en aérotaxi plus ou moins anonymement. Ç’aurait été bien plus difficile en jet. Et même si l’endroit est sûr, j’aime autant que Demerzel ne sache pas au juste où vous vous trouvez. D’ailleurs, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Pour l’ultime étape, nous allons emprunter le réseau express. »
Seldon connaissait : « L’un de ces monorails découverts propulsés par un champ électromagnétique, c’est ça ?
— C’est ça.
— Nous n’en avons pas sur Hélicon. Pour tout dire, nous n’en avons pas besoin. J’ai pris le réseau express dès mon premier jour sur Trantor. Pour me conduire de l’aéroport à l’hôtel. C’était pour moi une nouveauté, mais si je devais l’emprunter tous les jours, j’imagine que le bruit et la foule deviendraient vite accablants. »
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